II. Les cas d’ouverture

Les cas d’ouverture d’un recours en légalité sont les moyens permettant d’obtenir l’annulation de l’acte attaqué (ou moyens d’annulation). Ces cas d’ouverture sont encore présentés par de nombreux auteurs en fonction de leur apparition historique : incompétence de l’auteur de l’acte (1790), vice de forme et de procédure, détournement de pouvoir (1840) et enfin violation de la loi (1864). Les deux premiers sont aujourd’hui classés comme ayant trait à la légalité externe (A) de l’acte ; les deux derniers comme ayant trait à sa légalité interne (B).

Cette distinction légalité externe / légalité interne n’a pas qu’un intérêt pédagogique. En effet, elle conditionne la recevabilité des moyens invoqués en appel : si, en première instance, le requérant n’a invoqué aucun moyen de légalité interne, il ne pourra plus le faire en appel pour ce type de moyen, et inversement pour la légalité externe.

Trois moyens sont toutefois d’ordre public :l’incompétence, le défaut de consultation du Conseil d’État sur un texte où il doit être consulté et le défaut de base juridique. Ces moyens peuvent donc être invoqués à tout moment, et le juge doit les soulever d’office, même s’ils n’apparaissent pas dans la requête.

Les cas d’ouverture relatifs à la légalité externe

S’intéresser à la légalité externe c’est s’intéresser à tout ce qui permet à un acte administratif d’exister (auteur, forme et procédure de l’acte). Trois cas d’ouverture sont en ce sens classés parmi ceux en légalité externe, à savoir l’incompétence de l’auteur (1), le vice de forme (2) et le vice de procédure (3).

L’incompétence de l’auteur de l’acte

L’incompétence de l’auteur est un vice particulièrement grave et il est en ce sens d’ordre public. En la matière, il faut alors distinguer l’usurpation de fonction (a) de l’incompétence à proprement parler (b).

L’usurpation de fonctions

Ce vice correspond à l’hypothèse dans laquelle une personne étrangère à l’administration s’est immiscée dans l’action administrative et a adopté un acte à la place d’une autorité administrative. Dans ce cas, le juge considère que l’acte est inexistant, ce qui signifie que l’acte est censé n’avoir jamais créé de droit ou d’obligation et que le juge peut constater cette inexistence à n’importe quel moment (même passés les délais du recours contentieux) à moins que le juge ne puisse appliquer la théorie du fonctionnaire de fait.

Selon cette théorie du fonctionnaire de fait, lorsque la personne qui a pris la décision avait aux yeux des administrés toutes les apparences d’une autorité administrative régulièrement investie (cas notamment du fonctionnaire illégalement nommé), la décision ne sera pas annulée afin de préserver les intérêts des administrés et du service public. Ainsi en 1883, la Cour de cassation n’annule pas des mariages célébrés par un conseiller municipal auquel le maire avait illégalement délégué ses fonctions d’officier d’état civil. Plus récemment, le Conseil d’État n’a pas annulé la décision de reconduite à la frontière prise sur la base d’une délégation accordée par un préfet maintenu illégalement en fonction au-delà de l’âge légal de la retraite (CE, 2001, préfet de police de Paris).

Cette théorie du fonctionnaire de fait est plus facilement admise en cas de circonstances exceptionnelles. Ainsi, en 1948, le Conseil d’État n’annule pas pour incompétence les réquisitions décidées en 1940 au nom de la commune par un comité d’habitants après le départ des autorités légales (CE, 1948, Marion).

L’incompétence à proprement parler

Entendue au regard des éléments suivants, l’incompétence n’entraîne pas l’inexistence de l’acte, mais seulement son annulation pour incompétence dans le délai du recours contentieux. Cette incompétence peut se subdiviser en trois cas :

  • Incompétence matérielle ou ratione materiae : celle en raison de l’objet de l’acte, par exemple lorsque le président du conseil départemental agit dans un domaine de police municipale, ce dernier relevant par principe de la compétence du maire. Seule l’urgence peut dans des cas rares excuser cette incompétence dès lors qu’elle est rendue nécessaire par les circonstances. Ainsi, en 1965, le Conseil d’État n’a pas annulé pour incompétence la décision prise en situation de péril imminent par un maire en matière de police des établissements classés, alors que l’autorité compétente était ici en principe le préfet (CE, 1965, Alix) ;
  • Incompétence territoriale ou ratione loci : celle en raison du lieu ou du champ d’application de l’acte. En ce sens, le maire d’une commune A ne peut agir lorsqu’il appartenait au maire de la commune B de le faire ;
  • Incompétence temporelle ou ratione temporis : celle liée à la temporalité de la décision. Elle est qualifiée lorsque l’une des trois hypothèses suivantes se réalise :
    • L’autorité administrative qui a pris la décision litigieuse n’avait pas encore été investie dans ses fonctions. En ce sens, elle n’était pas encore compétente ;
    • L’autorité administrative qui a pris la décision litigieuse s’était vu retirer ses fonctions ou pouvoirs. Elle n’était plus compétente ;
    • L’autorité administrative qui a pris la décision litigieuse est intervenue en dehors de la période légale de décision ; par exemple, le fait pour le Président de la République de continuer à signer des ordonnances après l’expiration du délai prévu par la loi d’habilitation.

À ces cas d’incompétence proprement dites sont assimilés certains vices de procédure. Ainsi, la décision prise sans que soit respectée :

  • Une obligation d’avis conforme (c’est-à-dire un avis qui doit obligatoirement être suivi par l’autorité qui prend la décision). Par exemple, il y a incompétence lorsque la décision d’imputabilité au service d’une infirmité d’un agent de la fonction publique n’a pas été prise sur la base d’un avis conforme de la Caisse nationale des retraites (CE, 1959, Veuve Chanebout) ;
  • Une obligation d’action seulement sur proposition d’une autre autorité.

Le vice de forme

Le vice de forme est celui qui qui affecte l’enveloppe extérieure de l’acte, son contenant et non son contenu. Cependant, de manière générale, le droit administratif français est assez peu formaliste et il y a donc assez peu de formes à respecter sous peine d’annulation de l’acte. En ce sens, les formes ayant une incidence sur la légalité de l’acte sont les suivantes (mais il peut en exister d’autres prévues par des textes pour certains actes spécifiques) :

  • La signature de l’acte ou les contreseings imposés par la Constitution ;
  • La motivation écrite de l’acte lorsque celle-ci est imposée par un texte (notamment par la loi du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs). Cette obligation de motivation écrite (notamment pour les décisions individuelles défavorables) est à la source de nombreuses annulations pour vice de forme. Elle doit non seulement exister et ne pas être trop générale (CE, 1968, Société Genestal) maiségalement être suffisante, c’est-à-dire non stéréotypée. Autrement dit elle doit permettre au destinataire de la décision de comprendre précisément pourquoi cette décision a été prise et surtout d’avoir les éléments pour décider s’il conteste ou non la décision en cause (CE, 1981, Belasri).

Sont au contraire sans incidence sur la légalité, l’absence de mention de la date de la décision ou une erreur dans les visas.

Le vice de procédure

Le vice de procédure est celui qui affecte les formalités conduisant à la prise de décision, à l’édiction de l’acte. Depuis un certain nombre d’années, la législation tend à développer les cas dans lesquels une procédure doit être respectée et à préciser les conditions dans lesquelles ces procédures doivent être accomplies.

Cependant, tous les vices de procédure ne donnent pas lieu à annulation de la décision contestée. Il n’y a annulation que dans la mesure où la formalité qui n’a pas été accomplie ou mal accomplie revêt un caractère substantiel : autrement dit que le vice « a été susceptible d’exercer, en l’espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu’il a privé les intéressés d’une garantie » (CE, 2011, Danthony).

Par exemple :

  • Oublier de consulter la chambre d’agriculture avant l’adoption par une commune d’une nouvelle carte communale ayant pour impact de réduire les espaces agricoles est un vice substantiel : il a eu une influence sur la délibération du conseil municipal (CE, 2017, Commune de Sempy c. Merlot) ;
  • En revanche, l’absence de publication d’un avis préalablement à l’abrogation d’un arrêté d’extension d’un accord collectif n’est pas substantiel dès lors que le Ministre a procédé à une large consultation des acteurs sociaux concernés durant les 18 mois précédents (CE, 2013, Fédération Professionnelle des industries du sport et des loisirs).

En principe, un vice de procédure substantiel ne peut pas être couvert par l’administration ; autrement dit, dès lors que le juge considère qu’il y a eu un tel vice, il annule la décision. Il y a cependant deux cas dans lesquels il n’annulera pas l’acte :

  • Soit parce qu’il y a eu urgence ou circonstances exceptionnelles (CE, 1945, Société coopérative agricole « L’Union agricole ») ;
  • Soit parce que la formalité était impossible à accomplir. Ainsi, n’est pas annulée pour vice de procédure substantiel la décision prise sans l’avis obligatoire d’une commission, dès lors que certains de ses membres refusaient de siéger afin d’empêcher que le quorum indispensable à l’adoption de l’avis soit atteint (CE, 1956, Baillet).

Enfin, la méconnaissance de l’obligation de consulter le Conseil d’État pour les décisions où il doit être consulté est un vice de procédure d’ordre public qui entraîne l’illégalité automatique de l’acte (CE, 2013, Syndicat national des professionnels de santé au travail et autres).

Attention, depuis 2018, le juge est venu en partie limiter la portée des vices de procédures substantiels en matière d’actes réglementaires dès lors que ces vices ne sont invocables que dans le cadre d’un recours direct contre un acte réglementaire, dans le délai de recours contentieux. Si la légalité d’un acte règlementaire peut en effet être contestée après expiration de ce délai, soit par une exception d’illégalité dans le cadre d’un recours contre un acte le mettant en œuvre, soit par un recours formé contre la décision de refus de l’abroger, ces recours ne peuvent utiliser le vice de procédure, ni le vice de forme, comme moyens d’annulation (CE ass., 2018, CFDT Finances).

Les cas d’ouverture relatifs à la légalité interne

S’attacher à analyser la légalité interne d’un acte administratif revient à questionner les objectifs de l’autorité administrative lorsqu’elle a adopté l’acte ainsi que le droit et les faits qui en ont fondé l’adoption. On peut en ce sens séparer les cas d’ouverture relatifs à la légalité interne en trois catégories : le détournement de pouvoir (1), l’erreur de droit (2) et l’erreur de fait (3).

Le détournement de pouvoir

Le détournement de pouvoir est un cas d’ouverture relatif au but poursuivi par l’autorité administrative lorsqu’elle a pris la décision. Quels étaient le ou les mobiles de cette action, sa cause ? Il y a en ce sens détournement de pouvoir lorsque l’auteur de l’acte a poursuivi un but différent de celui qu’il aurait dû légalement poursuivre. Présent dans deux hypothèses (a), il est toutefois généralement complexe à démontrer (b).

Les hypothèses de détournement de pouvoir

Un détournement de pouvoir peut correspondre à deux séries d’hypothèses :

  • Le but poursuivi est un but différent de l’intérêt général, à savoir :
    • L’intérêt privé de l’auteur de l’acte. C’est le cas du maire, également aubergiste dans la commune, qui réglemente les bals et dancings de telle sorte qu’ils ne puissent pas concurrencer son propre commerce (CE, 1934,Rault) ;
    • L’intérêt privé d’un tiers, lorsque l’auteur de la décision veut favoriser ou nuire à quelqu’un. C’est notamment le cas lorsque le maire réglemente les heures d’ouverture de la mairie de telle sorte que le secrétaire de mairie, par ailleurs instituteur, ne puisse être présent (CE, 1971, Zimmermann) ;
    • Un intérêt politique différent de l’intérêt général. C’est par exemple le cas lorsque l’autorité administrative décide d’exproprier une propriété privée qui était sur le point d’être vendue à une personne étrangère afin d’empêcher la vente (CE, 1967, Boucher).
  • Le but poursuivi est bien un but d’intérêt public, mais différent de celui que les textes imposent à l’auteur de l’acte de poursuivre (violation du but assigné). C’est notamment le cas lorsqu’une autorité de police poursuit un but financier. Par exemple lorsque le maire utilise un motif d’ordre public pour interdire aux gens de se déshabiller sur la plage en dehors des cabines de plage payantes gérées par la mairie (CE, 1924, Beaugé). C’est également le cas lorsque la mairie modifie les règles d’urbanisme pour faire baisser le prix d’un bien qu’elle souhaite acquérir (CE, 1994, Esvan). Dans ces deux cas, l’intérêt financier de la commune est bien un intérêt général, mais il ne peut justifier les décisions prises.
La preuve et le caractère déterminant du détournement de pouvoir

Dans le cadre du détournement de pouvoir, contrôler le but effectivement poursuivi par l’administration revient plus ou moins à contrôler un élément subjectif. La question qui se pose au juge est alors de savoir quelles ont été les intentions réelles, et bien souvent cachées de l’administration lorsqu’elle a agi. Cela explique la difficulté de prouver le détournement de pouvoir. En effet, le plus souvent l’administration fautive prend soin de déguiser le but illégal sous une apparence de légalité. Or la preuve de la poursuite du but illégal incombe au requérant et cette preuve est particulièrement difficile à faire même si le juge se contente souvent de présomptions sérieuses résultant de l’acte et des circonstances qui l’entourent : autrement dit, le juge étudie l’ensemble du dossier et si les indices de la poursuite d’un but illégal ressortent suffisamment du dossier il annulera l’acte.

La preuve du détournement de pouvoir est d’autant plus difficile à faire qu’il ne suffit pas d’établir que l’auteur de l’acte a poursuivi un but illégal, encore faut-il prouver également que la poursuite de ce but illégal a été déterminante dans la prise de décision. Par conséquent, il faut démontrer devant le juge que, lorsque la décision a poursuivi à la fois un but légal (l’intérêt général) et un but illégal (par exemple un intérêt privé ou un intérêt financier) :

  • l’auteur de la décision n’aurait pas pris la même décision s’il n’y avait eu que le but légal en jeu ; et
  • c’est essentiellement pour atteindre le but illégal que l’auteur de l’acte a pris sa décision.

Cette preuve est devenue d’autant plus difficile à faire que les intérêts privés et les intérêts publics en lien avec une décision ont souvent tendance à se mélanger, le juge admettant même parfois que la poursuite d’un intérêt privé puisse contribuer à l’intérêt général, ce qui rend du coup l’annulation pour détournement de pouvoir quasiment impossible. C’était notamment le cas dans une affaire dans laquelle l’administration exproprie des terrains privés en vue de réaliser une déviation routière entre Sochaux et Montbéliard. La déviation est financée par la société Peugeot dont les usines étaient traversées par l’ancienne route. Le juge admet que la déviation est décidée essentiellement pour satisfaire l’intérêt privé de l’entreprise Peugeot mais que, du fait du poids économique régional de cette entreprise, la satisfaction de cet intérêt privé contribue à celle de l’intérêt général (CE, 1971, ville de Sochaux).

L’erreur de droit

Au titre de l’erreur de droit on s’intéressera à deux éléments. Le premier est celui de la violation directe de la loi (a), le second est celui de l’erreur sur les motifs de droit, parfois simplifié en erreur de droit (b).

La violation directe de la loi

Il y a violation directe de la loi lorsque par son contenu l’acte administratif est directement et de manière évidente contraire à une ou plusieurs règles situées à un échelon supérieur dans la hiérarchie des normes. Aucune interprétation des faits n’est ici nécessaire pour qualifier la violation. Dans ce cas, le juge annule l’acte en cause pour violation directe de la loi (au sens large). Sera en ce sens annulé pour violation directe de la loi un permis de construire qui autorise la construction d’un bâtiment de 12 m de haut alors que le plan local d’urbanisme limite la hauteur des bâtiments à 10 m dans le secteur donné.

L’erreur dans les motifs de droit

Il s’agit ici pour le juge de vérifier que les textes sur lesquels s’appuie l’administration pour justifier la décision sont les bons et qu’ils sont eux-mêmes conformes au principe de légalité. Deux approches ici sont possible, soit la base juridique fait défaut, soit elle a mal été interprétée par l’autorité administrative :

  • Manque ou défaut de base juridique (ou de base légale) : l’autorité administrative s’est fondée sur une règle qui n’existe pas ou plus (CE, 1976, époux Arnaux). Ce défaut inclut également :
    • le mauvais motif (le motif invoqué ne fait pas partie de ceux pouvant légalement justifier la décision).
    • la base juridique de l’acte administratif est elle-même illégale. C’est ce que le juge contrôlera au titre des exceptions d’illégalité (ou d’inconventionnalité). Si le décret servant de base juridique à l’acte administratif est reconnu contraire à la loi, ou que la loi sur laquelle il se fonde est elle-même reconnue contraire à une convention internationale (exception d’inconventionnalité), alors l’acte administratif est annulé pour défaut de base légale. Rappelons qu’il est également possible (mais complexe) d’invoquer l’inconstitutionnalité de la loi sur laquelle se fonde l’acte contesté par le biais d’une QPC (voir le chapitre hiérarchie des normes)
  • Interprétation erronée de la règle de droit, celle-ci peut être positive (l’autorité interprète mal sa compétence dans un sens qui en étend le champ d’application) ou négative (l’autorité interprète mal sa compétence dans un sens qui en restreint le champ d’application) :
    • Positive : par exemple, si le ministre de la fonction publique a le droit dans l’intérêt du service de refuser l’accès de certaines personnes à un concours de la fonction publique, il ne peut l’interpréter comme l’autorisant à exclure les candidats communistes (CE, 1954, Barel).
    • Négative (on parle ici d’incompétence négative, mais c’est bien une erreur de droit) : par exemple si le ministre de la Justice fait savoir qu’il se conformera à l’avis du Conseil national de la magistrature, alors que ce n’est pas un avis conforme (CE, 20 juin 2003, Stilinovic). Il refuse a priori d’exercer sa compétence alors qu’il doit agir.

L’erreur de fait (ou sur les motifs de fait)

L’objectif du contrôle de l’erreur de fait est de vérifier que l’administration fonde son action sur des faits qui sont exacts et bien interprétés. Il comporte ainsi deux dimensions :

  • Un contrôle objectif où le juge vérifie l’exactitude matérielle des faits (a) ; et
  • Un contrôle plus subjectif de l’interprétation des faits dont l’intensité variera selon la latitude dont dispose l’autorité administrative dans l’exercice de son pouvoir (b). Ce contrôle se présente lui-même sous deux formes :
    • Un contrôle de la qualification juridique des faits (c) ;
    • Un contrôle de l’adéquation de la mesure adoptée aux faits (d).
Le contrôle de l’exactitude matérielle des faits

Par ce contrôle, le juge vérifie que les faits invoqués par l’auteur de l’acte pour prendre sa décision existent et sont exacts. Il ne les interprète pas. Ainsi, le maire de Hendaye ne pouvait être révoqué pour n’avoir pas veillé à la décence d’un convoi funèbre alors que les faits contredisaient les allégations de l’autorité administrative (CE, 1916, Camino). De même, doit être annulée pour inexactitude matérielle des faits la mise en congé d’un préfet sur sa demande dès lors qu’il n’en a jamais fait la demande (CE, 1922, Trépont).

Le contrôle différencié de l’appréciation des faits

Le contrôle de l’appréciation des faits est un contrôle qui apparaît tardivement dans la jurisprudence, car le Conseil d’État a longtemps craint de s’aventurer sur le terrain interdit du contrôle de l’opportunité de la décision administrative. Il deviendrait alors lui-même une autorité administrative s’il pouvait substituer sa propre appréciation à celle de l’Administration. Mais il s’est rendu compte que l’erreur dans les conditions de fait qui fondent une décision n’est pas une question d’opportunité mais bien de légalité : c’est en effet un excès de pouvoir que de décider au vu de circonstances inexactement appréciées.

Toutefois et afin de ne pas décider à la place de l’administration, le juge ne contrôlera cette appréciation des faits qu’au regard des conditions juridiques qui encadrent la prise de décision de l’autorité administrative. Le juge de l’excès de pouvoir fait varier l’intensité de son contrôle de la qualification des faits en fonction de l’état du droit applicable à la décision administrative attaquée : quelle marge de manœuvre exacte les textes applicables laissent-ils à l’auteur de la décision attaquée ?

Il faut en ce sens faire la distinction entre pouvoir discrétionnaire et compétence liée. Selon que les textes laissent plus ou moins de liberté à l’administration, celle-ci se trouve ici en situation de pouvoir discrétionnaire, là en situation de compétence liée.

On dit d’une autorité administrative qu’elle est en situation de compétence liée lorsque les règles de droit applicables à l’édiction d’un acte administratif encadrent son action jusque dans le choix de la conduite à adopter et donc de la décision à prendre. Sa compétence est alors plus ou moins liée suivant la liberté dont elle dispose : plus il y aura de conditions à son action, moins l’administration aura une liberté d’action. Dans un cas particulier, on parlera de compétence ligotée si l’administration ne dispose d’aucune liberté d’appréciation, d’aucune marge de manœuvre : elle est tenue de prendre la décision en cause au regard d’une situation de fait qu’elle ne peut que constater. Par exemple, si un texte décide qu’un diplôme est obtenu dès lors que l’étudiant à une moyenne générale de 10/20, alors l’administration est tenue de délivrer le diplôme à celui qui a obtenu la moyenne requise. En la matière, elle est donc en situation de compétence ligotée et seul un contrôle de l’exactitude matérielle des faits est possible (l’étudiant a-t-il bien obtenu une moyenne de 10/20).

À l’opposé, on dit qu’une autorité administrative est en situation de pouvoir discrétionnaire lorsque les règles applicables ne lui dictent pas la conduite à adopter dans des circonstances particulières. Elle a la possibilité d’apprécier librement les faits pour adopter la décision qui lui semble la plus adaptée aux circonstances. Par exemple, pour la notation d’une copie, le correcteur a un pouvoir discrétionnaire puisqu’aucune règle ne lui dicte comment noter une copie (CE, 1987, Gambus). De même, pour l’attribution de la légion d’honneur, l’autorité administrative est totalement libre dans son choix (CE, 1986, Loredon).

Entre la compétence ligotée et le pouvoir discrétionnaire à l’état pur (au final assez rare), il y a toute une échelle où l’administration est plus ou moins liée ou plus ou moins libre dans sa décision.

Le contrôle de la qualification juridique des faits

Avant 1914 et l’affaire Gomel (CE, 1914, Gomel), le Conseil d’État ne s’autorisait pas à contrôler la qualification juridique des faits effectuée par l’autorité administrative. Dans cette affairel’administration a refusé un permis de construire au motif que la construction projetée porte atteinte à une perspective monumentale, au sens de la loi de 1911. Saisi de ce refus, le juge a en l’espèce considéré que la place Beauvau ne constituait pas une telle perspective monumentale et que donc l’administration avait effectué une mauvaise qualification juridique des faits.

On retrouve cette question de l’interprétation juridique des faits dans de très nombreux cas, tels par exemple la qualification d’une faute disciplinaire ou celle d’une menace grave à l’ordre public. Suivant la liberté dont dispose l’administration, le juge fera un contrôle de la qualification qui va de l’absence de tout contrôle (i) à un contrôle normal (iii), en passant par un contrôle dit restreint (ii). En matière d’expropriation pour cause d’utilité publique, le juge a également innové en introduisant un contrôle du bilan coûts/avantages (iv).

L’absence de tout contrôle de qualification

Comme déjà souligné, il est des cas rares où l’autorité administrative est totalement libre dans son choix de qualification des faits. A cette totale liberté répond une absence de contrôle de qualification par le juge, celui-ci ne disposant en effet d’aucune référence pour en apprécier la légalité. C’est notamment le cas pour l’attribution de la légion d’honneur (CE, 1986, Loredon). Jusque dans les années 1970 c’était également le cas pour la qualification du comportement d’un étranger comme menaçant l’ordre public dans le cadre d’une procédure d’expulsion (CE, 1952, Meyer).

Le contrôle restreint de la qualification

Également connu sous le nom de contrôle minimal, le contrôle restreint de la qualification juridique des faits amène le juge à ne contrôler que l’erreur manifeste d’appréciation des faits (EMAF). Ce contrôle est effectué lorsque l’administration dispose d’une très grande liberté de décision, sans que celle-ci ne soit pour autant totale, notamment via la présence de critères vagues et/ou très généraux. La situation reste considérée comme étant une situation de pouvoir discrétionnaire, mais, parce que discrétionnaire n’équivaut pas à arbitraire, le juge va toutefois vérifier que l’administration n’a pas commis une erreur de qualification grossière et évidente, cette erreur pouvant facilement être identifiée par un non-spécialiste (CE, 1961, Lagrange).

Apparu en 1961, ce contrôle de l’EMAF a ensuite été progressivement appliqué à tous les domaines de pouvoir discrétionnaire ou presque, notamment en matière de police des étrangers (CE, 1975, ministre de l’Intérieur c. Pardov).

Si l’erreur manifeste est censée être évidente à identifier, l’étude de la jurisprudence montre qu’elle ne l’est pas vraiment dans la pratique : il arrive en effet fréquemment que deux juges aient des appréciations différentes d’une même situation, l’un voyant une erreur manifeste là où l’autre n’en voit pas.

Le contrôle normal de qualification (ou contrôle dit plein et entier)

En situation de compétence liée, l’administration est soumise à ce que l’on appelle un contrôle normal du juge. Il ne s’agit plus seulement de savoir si ces faits existent et sont exacts, mais également de savoir si la situation de fait a été correctement interprétée par l’auteur de la décision, si les faits ont été correctement qualifiés, autrement dit si l’auteur de l’acte les a classés dans la bonne catégorie juridique. C’est le contrôle mis en place par le juge du Conseil d’État en 1914 dans l’affaire Gomel (CE, 1914, Gomel).

Par exemple, si le juge est saisi d’un refus de permis de démolir, il va examiner non seulement que le motif invoqué par l’administration est bien l’un des motifs prévus par les textes (ici par exemple l’atteinte à la mise en valeur du site), mais aussi que dans le cas d’espèce, il y avait bien un risque effectivement de porter atteinte à ce site.

Il arrive également que dans certains domaines, alors que les textes n’ont pas changé, le juge passe d’un contrôle restreint à un contrôle normal des faits sur lesquels est fondée la décision, ce qui revient à dire qu’il substitue alors au pouvoir discrétionnaire de l’administration une compétence liée. C’est le cas par exemple en matière de police spéciale du cinéma (CE, 1975, société Rome Paris films), le juge se fondant explicitement sur la présence d’une liberté publique. Dans ses conclusions sous l’affaire, le commissaire du gouvernement énonçait que dès lors qu’une liberté publique est en jeu, il ne pouvait y avoir de pouvoir discrétionnaire de l’administration. De même en matière d’interdiction des publications étrangères, le juge administratif est passé d’un contrôle restreint de l’EMAF (CE ass., 1973, SA librairie François Maspero) à un contrôle normal de la qualification juridique des faits (CE, 1997, association Ekin).

La technique du bilan coûts/avantages en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique

Le contrôle du bilan coûts/avantages est apparu une dizaine d’années après celui de l’EMAF alors que le juge est saisi d’une expropriation pour cause d’utilité publique. Alors que jusque-là le juge se contentait de vérifier si les avantages annoncés d’une opération étaient d’utilité publique, son approche évolue en 1971 (CE, 1971, Ville Nouvelle-Est). Il transforme son contrôle de la qualification de l’utilité publique en un contrôle du bilan entre les coûts du projet (privés et publics) et ses avantages (intérêt général) et vérifier la proportionnalité des premiers au regard des seconds. Si le résultat de ce bilan fait pencher la balance vers les coûts (bilan négatif), alors la déclaration d’utilité publique est annulée. Ainsi par exemple, face à une coût financier jugé excessif au regard de l’avantage apporté aux automobilistes, le juge annule en 1997 la déclaration d’utilité publique concernant la construction d’une autoroute entre Annemasse et Thonon-les-Bains (CE, 1997, Association contre le projet d’autoroute transchablaisienne).

Le contrôle de l’adéquation de la mesure adoptée aux faits

Dire que les faits sont exacts et justement qualifiés n’implique pas pour autant qu’ils soient forcément de nature à justifier la décision qui a été prise. Dans ce cas-là, le juge s’intéresse à l’adéquation entre les faits et la décision. Ainsi par exemple la gravité de la menace à l’ordre public justifie-t-elle que telle décision soit prise plutôt que telle autre ? En la matière, il y a également une gradation du contrôle du juge suivant la situation factuelle et juridique, allant là encore d’une absence de contrôle (i) à un contrôle maximal de l’adéquation (iv), en passant par un contrôle de l’erreur manifeste (ii) et un contrôle normal de proportionnalité (iii).

L’absence de tout contrôle d’adéquation

Tout comme pour l’absence de contrôle de qualification, l’absence d’un contrôle d’adéquation est assez rare et liée au caractère purement discrétionnaire du pouvoir de l’administration. Il porte tout d’abord sur les situations où l’administration est libre ou non d’adopter une décision correspondant à une situation de fait juridiquement qualifiée. Ainsi le Président de la République est libre d’amnistier ou non une personne (CE, 1986, Legrand), tout comme le supérieur hiérarchique est libre de sanctionner ou non un fonctionnaire qui aurait commis une faute (CE, 1989, Tronchet. Attention cette liberté dans le choix de sanctionner ou non un fonctionnaire n’implique plus celle dans le choix de la sanction).

Il porte parfois sur le contenu même de la décision. Jusqu’à la fin des années 1970, le Conseil d’État ne contrôlait pas l’adéquation de la sanction à la faute commise par un agent public. Ainsi, face à une infirmière qui avait commis une faute mineure, le juge n’a pas annulé  la sanction de révocation (sanction maximale) prise par l’assistance publique des hôpitaux de Paris (CE, 1967, Chevreau). Toutefois, cette jurisprudence a évolué pour aujourd’hui faire relever les sanctions disciplinaires d’un contrôle maximal du juge.

Le contrôle restreint de l’adéquation

Tout comme le contrôle restreint de la qualification se limite à vérifier l’erreur manifeste d’appréciation des faits, le contrôle restreint de l’adéquation ne sanctionne que les disproportions manifestes dans le choix d’une mesure au regard des faits en cause. Cette approche restreinte de l’adéquation reste toutefois assez rare, et a parfois évolué dans certains contentieux vers un contrôle de proportionnalité. Cela a notamment été le cas des sanctions disciplinaires prises contre les agents publics. Alors que jusque-là, le juge administratif ne contrôlait pas le contenu des sanctions disciplinaires, en 1978, il modifie sa jurisprudence pour en vérifier la disproportion manifeste (CE, 1978, Lebon), puis évolue encore par la suite vers un contrôle normal de proportionnalité.

Le contrôle normal de proportionnalité

L’apparition chez le juge de l’excès de pouvoir d’un contrôle de proportionnalité de la mesure administrative aux faits juridiquement qualifiés résulte d’une influence de la Cour européenne des droits de l’Homme sur le contentieux des mesures de police spéciale attentatoires à une liberté publique

En matière de mesures de police spéciale, le contrôle du juge administratif est traditionnellement un contrôle restreint de l’erreur manifeste dans l’adéquation. Toutefois, sous la pression de la Cour européenne des droits de l’Homme, le Conseil d’État va introduire un contrôle de proportionnalité dès lors qu’une telle mesure porte atteinte à une liberté publique. Ainsi, il contrôle par exemple aujourd’hui la proportionnalité entre une mesure d’éloignement d’un étranger et l’atteinte qu’elle porte à la vie privée et familiale de la personne en cause (CE ass., 1991, Babas et Belgacem). Le juge a également fait évoluer son approche en matière de sanctions disciplinaires en intégrant un contrôle de proportionnalité de la sanction à la faute commise (CE, 2007, Arfi), étendant en 2015 cette approche aux sanctions administrative adoptées par l’administration pénitentiaire à l’encontre de détenus (CE, 2015).

Sous l’influence de la jurisprudence européenne et constitutionnelle, le juge a adopté en la matière une approche dite du triple test de proportionnalité (CE, 2010, X), à savoir une vérification que la mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée.

Une mesure est dite adaptée lorsqu’elle est apte à répondre à un risque réel de trouble à l’ordre public. Par exemple, l’instauration d’un couvre-feu pour les moins de 13 ans dans la ville de Béziers n’est pas une mesure adaptée dès lors qu’au soutien de l’objectif d’ordre public de protection des mineurs, le maire ne présente pas « d’éléments précis et circonstanciés de nature à étayer l’existence de risques particuliers relatifs aux mineurs de moins de 13 ans » (CE, 2018, Ligue des droits de l’homme).

Pour la nécessité et la proportionnalité, comme le dit justement le Conseil d’État, le juge doit « vérifier [que la mesure] est justifiée par la nécessité de prévenir ou faire cesser un trouble à l’ordre public et de contrôler son caractère proportionné en tenant compte de ses conséquences pour les personnes dont elle affecte la situation, en particulier lorsqu’elle apporte une restriction à l’exercice de droits » (CE, 2017, Ligue des droits de l’homme). Une mesure est ainsi considérée comme nécessaire si elle permet en pratique la réalisation de l’objectif poursuivi. Par exemple, dans l’affaire de 2017 ci-avant citée, le Conseil d’État juge que la mesure d’interdiction de fouille des poubelles édictées par le maire de La Madeleine doit être considérée comme nécessaire au regard de l’objectif de protection de la salubrité publique. Souvent liée par le juge à la nécessité (il n’est pas toujours évident de distinguer ces deux temps dans les décisions), la proportionnalité renvoie à l’idée selon laquelle la mesure ne doit pas créer de charges excessives au regard de l’objectif poursuivi. Dans cette même affaire de novembre 2017, le juge considère que la mesure était proportionnée dès lors qu’elle ne restreignait l’exercice d’aucun droit ni ne revêtait de caractère discriminatoire.

Le contrôle maximal de l’adéquation

En matière d’adéquation de la décision administrative aux faits, le contrôle est dit maximal dès lors que le juge s’attache à en vérifier la stricte proportionnalité (on parle également d’adéquation parfaite). Il ne vise qu’une catégorie de mesures, celles de police générale attentatoires aux libertés publiques. Lorsqu’est en jeu une mesure de police générale restreignant une liberté publique, le juge administratif a en effet admis depuis longtemps son pouvoir de contrôler l’exacte proportionnalité entre la décision et les circonstances (CE, 1933, Benjamin). On parle ici d’exacte proportionnalité ou d’adéquation parfaite dès lors que le juge administratif vérifie en la matière si l’autorité de police ne pouvait pas prendre une mesure moins attentatoire aux libertés.

Pour citer cette page : Marie-Joëlle Redor-Fichot et Xavier Aurey, « II. Les cas d’ouverture », Introduction au droit administratif, Fondamentaux, 2024 [https://fondamentaux.org/?p=1306]

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