Traditionnellement, depuis la décision Blanco du Tribunal des conflits en 1873, nous savons que la compétence du juge suit le fond, c’est-à-dire que l’application du droit public implique en principe la compétence du juge administratif tandis que celle du droit privé implique la compétence du juge judiciaire. Toutefois, quelques exceptions importantes existent, elles sont prévues par la constitution, la loi et la jurisprudence.
La liberté individuelle sur fondement de l’article 66 de la Constitution
L’article 66 de la Constitution fait de l’autorité judiciaire « la gardienne de la liberté individuelle ». Le constituant a cherché à créer une forme d’Habeas Corpus à la française en donnant compétence exclusive au juge judiciaire en matière de sûreté, c’est-à-dire en matière de protection contre les privations de liberté arbitraires.
Si le Conseil constitutionnel avait au départ une approche large de cette compétence du juge judiciaire, il revient sur sa jurisprudence en 1999 au profit d’une conception étroite (CC, 16 juin 1999, Loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des exploitants de réseau de transport public de voyageurs, n° 99-411 DC). L’article 66 de la Constitution ne donne compétence exclusive au juge judiciaire qu’à l’égard des seules mesures privatives de liberté, c’est-à-dire celles impliquant une contrainte à demeurer dans un local déterminé (emprisonnement, hospitalisation sans consentement, centre de rétention). En ce sens, selon le Conseil constitutionnel, l’assignation à résidence n’est pas une privation de liberté si la personne a la possibilité de sortir toutes les 12 heures (CC, 22 déc. 2015, n° 2015-527 QPC)
C’est seulement lorsqu’un acte administratif, notamment une mesure de police administrative, comporte une privation de liberté, non une « simple » restriction, que le juge judiciaire doit pouvoir intervenir pour contrôler le bien-fondé de la mesure, et autoriser ou non la poursuite de cette privation de liberté.
Les domaines réservés par la loi et les règlements
Différentes normes législatives et réglementaires réservent aujourd’hui la compétence du juge judiciaire pour certains domaines, notamment rappelés à l’article R. 211-3-26 du Code de l’organisation judiciaire (sans que cette liste ne soit exhaustive). Parmi ces domaines, il faut notamment citer :
- État et capacité des personnes. En cela, toutes les interventions de l’administration en matière d’état civil (actes relatifs au mariage, à la filiation, au constat de décès) ou de tutelle relèvent du juge judiciaire. Seul le contentieux du changement de nom reste de la compétence du Conseil d’État (article 61-1 du Code civil).
- Nationalité : toute contestation de la nationalité d’une personne relève du juge judiciaire (article 29 du Code civil). En revanche, le contentieux de l’acquisition de la nationalité relève du juge administratif (CE, 1986, Benyoussef).
- Électorat : l’article L. 25 du Code électoral attribue au juge judiciaire le contentieux des contestations relatives à la qualité d’électeur.
- Sécurité sociale : aux termes de l’article L. 142-1 du Code de la Sécurité sociale, le juge judiciaire est compétent pour les différends auxquels donne lieu l’application des législations et réglementations de sécurité sociale, sauf pour le contentieux des actes réglementaires en la matière (CE, Ass, 3 juillet 1998, Syndicat des médecins de l’Ain). Cette répartition est liée au fait que le régime juridique de la Sécurité sociale est principalement de droit privé en raison de l’apparition historique de cet organisme à partir de la fusion de sociétés mutualistes privées.
- Autorités chargées de la régulation et de la surveillance du secteur économique : le juge judiciaire est compétent pour statuer sur les décisions de :
- L’autorité de la concurrence (L. 464-7, 8 et 9 du Code commerce) ;
- L’autorité des marchés financiers (L.621-30 du Code monétaire et financier) ;
- L’autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (art. L.36-8 du Code des postes et des communications électroniques).
- Responsabilité extra contractuelle pour les dommages causés par un véhicule : la Loi du 31 décembre 1957 donne compétence au juge judiciaire pour dommage causé par un « véhicule quelconque ». Toutefois, la question s’est posée de savoir ce que l’on pouvait inclure dans cette catégorie. Ont été reconnus comme tels une automobile, un camion-bennes, un tracteur, un chasse-neige, mais aussi un navire (TC, 14 nov. 1960), un hélicoptère (TC, 21 mars 2005, n° 05-03.427), un train (TC, 7 avr. 2014, n° 14-03.945), une pelle mécanique (TC, 12 déc. 2005, n° 05-03.492) ou encore une charrette à bras (CE, 25 juin 1986, Mme Curtol). En revanche, ne sont pas des véhicules au sens de cette loi une tondeuse à gazon poussée par un employé (CE, 14 mars 1969, Ville de Perpignan) ou un conteneur d’ordures ménagères (CE, 7 juin 1999, OPHLM d’Arcueil-Gentilly). Ces derniers ne répondent en effet pas à la définition lexicale du véhicule comme ce qui sert à transporter quelque chose ou quelqu’un.
Les domaines déterminés par la jurisprudence
Au-delà de la Constitution et des normes législatives et réglementaires, c’est le juge lui-même qui a organisé la répartition des compétences entre les deux ordres juridictionnels.
La privation de propriété
En 1989 le Conseil constitutionnel découvre le PFRLR selon lequel l’autorité judiciaire est garante de la propriété, impliquant en cas d’expropriation que le montant de la provision payée à l’exproprié soit fixé par le juge judiciaire (CC, 25 juillet 1989, Loi portant dispositions diverses en matière d’urbanisme et d’agglomérations nouvelles, n°89-256 DC).
Toutefois, cette compétence judiciaire en matière de propriété ne vaut que pour la privation de propriété immobilière, non pour les simples atteintes à ces propriétés immobilières.
La voie de fait
Selon la définition posée par le Conseil d’État en 1949 (CE, ass., 18 novembre 1949, Carlier), il y a voie de fait lorsque deux conditions sont cumulativement réunies :
- l’administration est manifestement sortie de ses attributions par une décision qui ne se rattache à aucun de ses pouvoirs, ou qui est gravement irrégulière ;
- la mesure adoptée a porté une atteinte grave au droit de propriété ou à une liberté fondamentale.
Cette théorie de la voie de fait remonte à une décision du Tribunal des conflits en 1935 (TC, 8 avril 1935, Action Française, n° 00822). Le préfet de Paris, préfet de police, avait fait saisir tous les exemplaires du journal d’extrême droite de l’Action française dans la capitale. Le Tribunal des conflits considère que le contentieux résultant de cette action relève de la compétence du juge judiciaire. Cette exception à la compétence du juge administratif pour un acte de police administrative est justifiée à l’époque par l’idée que ce juge n’est pas complétement indépendant du pouvoir et donc que les litiges les plus graves doivent relever du juge judiciaire.
Plus récemment, le Tribunal des conflits (TC, 17 juin 2013, Bergoend, n° C3911) est venu restreindre la définition de la voie de fait en la limitant aux seules mesures ayant entraîné une extinction du droit de propriété ou une atteinte à la liberté individuelle.
Ainsi comprise aujourd’hui, la voie de fait de la part de l’administration implique la réunion de deux conditions :
- l’exécution forcée irrégulière d’une décision ou une décision manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir de l’administration ;
- entrainant une extinction du droit de propriété ou une atteinte à la liberté individuelle.
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