II. La place spéciale du droit de l’Union européenne

Le droit de l’Union européenne a une place particulière dans l’ordre interne français (tout comme dans l’ordre juridique de tous les autres États membres de l’Union). C’est d’ailleurs autour de cette place particulière et importante que s’est en grande partie joué le Brexit.

La Constitution française de 1958 consacre spécialement son Titre XV à l’Union européenne. Ce titre contient aujourd’hui sept articles (88-1 à 88-7) dont le premier indique que « La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences ». Créé par une révision constitutionnelle de 1992 pour permettre la ratification du Traité de Maastricht, cet article 88-1 rappelle que le droit de l’Union européenne n’est pas un droit supranational comme les autres, dès lors qu’il implique le transfert de compétences de l’État à l’Union (A). Ce point fondamental de la construction européenne entraîne des conséquences particulières dans les rapports entre ordres juridiques. Si ces rapports sont complexes au niveau suprême (B), la primauté du droit de l’Union ne fait plus débat dès lors que l’on s’intéresse aux autres normes de droit interne (C). Une question demeure toutefois lorsque l’on insère dans ce jeu des rapports entre droit national et droit de l’Union le cas de la Convention européenne des droits de l’Homme, une convention qui ne relève pas de l’Union européenne mais du Conseil de l’Europe (D).

Éléments de droit de l’Union européenne

L’Union européenne est une organisation internationale (ou plutôt régionale, c’est-à-dire statutairement limitée à une aire géographique donnée) basée sur deux traités internationaux (le Traité sur l’Union Européenne et le Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne) et qui regroupe aujourd’hui 27 membres (depuis le retrait officiel du Royaume-Uni au 1e janvier 2021). Elle est le résultat de l’évolution des communautés européennes en une institution unique (1). Des traités constitutifs et des travaux de cette organisation résulte un droit supranational au statut particulier (2).

Petit historique de la construction européenne

La première des communautés européennes date du Traité de Paris de 1951 et prend le nom de Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Regroupant au départ la France, l’ancienne République fédérale d’Allemagne, l’Italie et les pays du Benelux (la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas), cette association d’États organise, comme son nom l’indique, la création d’un marché unique du charbon et de l’acier entre ses membres. L’objectif est alors d’empêcher une nouvelle guerre entre la France et l’Allemagne par la construction d’un partenariat commercial.

Les deux communautés suivantes résultent de deux traités signés à Rome en 1957 :

  • Le Traité instituant la Communauté économique européenne (CEE), connu sous le nom de Traité de Rome ;
  • Le Traité instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique, dit Traité EURATOM.

Le premier a pour objet initial l’instauration d’un marché commun entre ses membres, le second vise à mutualiser les fonds et les énergies en matière de nucléaire civil. Ces communautés ne sont pas institutionnellement séparées, et en 1965, le traité de Bruxelles en fusionne les exécutifs. Au-delà du Parlement et de la Cour qui étaient déjà communs, elles sont alors dirigées par la Commission européenne et le Conseil des communautés européennes.

En 1992, le traité de Maastricht crée l’Union européenne sans pour autant supprimer les communautés européennes qui constituent alors l’un des trois « piliers » de l’Union (les autres étant la politique étrangère et de sécurité commune et la coopération policière et judiciaire en matière pénale). La CEE est également renommée en CE (Communauté européenne) pour manifester son nouvel objectif plus large que le seul domaine économique. La CECA étant dissoute en 2002, ses attributions intègrent la CE.

Adopté en 2007, et entré en vigueur en 2009, le Traité de Lisbonne parachève le processus de transformation en intégrant l’ensemble des « piliers » sous une organisation unique : l’Union européenne. Seule existe encore en parallèle la Communauté européenne de l’énergie atomique.

Attention, il ne faut surtout pas confondre l’Union européenne et le Conseil de l’Europe qui sont deux entités distinctes. Le Conseil de l’Europe est créé le 5 mai 1949 par le Traité de Londres. C’est une organisation internationale qui regroupe aujourd’hui 47 États membres et dont l’objectif est spécialement la protection des droits humains, le renforcement de la démocratie et le respect de l’État de droit en Europe. Elle agit par l’intermédiaire de la rédaction de traités internationaux soumis à la signature de ses membres. Le plus connu et l’élément fondamental de son action est la Convention européenne des droits de l’Homme adoptée en 1950.

Pour vous aider voici un schéma des institutions internes de ces deux organisations pour ne pas les confondre.

Union européenneConseil de l’Europe
Traité(s) fondateur(s)Traité de Rome (1957) Traité de Maastricht (1992) Traité de Lisbonne (2007)Traité de Londres (1949)
États membres27 États membres47 États membres
ObjectifsUnion économique et politiqueProtection de droits des personnes
Organes principaux– Parlement européen – Conseil de l’UE – Commission européenne– Assemblée parlementaire – Comité des ministres – Secrétaire général
Organe juridictionnelCour de justice de l’Union européenneCour européenne des droits de l’Homme
Principaux outils normatifsTraités fondateurs Règlements et directives (droit dérivé)Traités adoptés « sous l’égide » du Conseil de l’Europe (225 actuellement), dont la CEDH

Les normes du droit de l’Union européenne

Attention, depuis le Traité de Lisbonne (signé en décembre 2007 et entré en vigueur le 1e décembre 2009), on évitera de parler de « droit communautaire » (les communautés ayant disparu) pour employer plutôt l’expression « droit de l’Union européenne ». Il est également préférable de ne pas utiliser l’expression « droit européen » qui, selon les auteurs, regroupe le droit de l’Union européenne et le droit du Conseil de l’Europe ou ne vise que le seul droit du Conseil de l’Europe.

Le droit de l’Union européenne quant à lui se compose d’un droit primaire (a) et d’un droit dérivé (b).

Le droit primaire (les traités institutifs)

Au Traité de Rome, signé en 1957 sous le nom de Traité instituant la Communauté économique européenne et devenu en 2007 le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), il faut ajouter depuis 1992 le Traité de Maastricht ou Traité sur l’Union européenne (TUE). Vient compléter ces deux traités organisant le droit primaire, c’est-à-dire conventionnel, de l’Union européenne, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Adoptée en 2000 sous la forme d’une déclaration non obligatoire, elle a  depuis 2007 acquis la même force juridique que les traités institutifs (article 6 TUE).

En droit interne français, le Conseil d’État a considéré en 2001 que les principes généraux du droit de l’Union européenne (PGD UE), tels qu’énoncés par la Cour de justice de l’Union européenne, avaient également la même valeur juridique que les traités (CE, 2001, Syndicat national de l’industrie pharmaceutique).

Le droit primaire de l’Union européenne comporte donc les Traités institutifs, la Charte des Droits fondamentaux et les PGD énoncés par la CJUE.

Le droit dérivé

Le droit dérivé de l’Union européenne correspond à l’ensemble des normes juridiques édictées par les institutions de l’Union sur le fondement des Traités institutifs. Cet ensemble comprend notamment et principalement les règlements européens et les directives européennes :

Les règlements européens

Au sens du droit de l’Union européenne, le règlement est un acte normatif avec une portée générale. Adopté par le Parlement européen et le Conseil de l’Union, sur proposition de la Commission européenne, « il est obligatoire dans tous ses éléments et il est directement applicable dans tout État membre » (article 288 TFUE). Dès sa publication au Journal officiel de l’Union européenne il est dit « d’effet direct » dans l’ordre juridique des États membres, c’est-à-dire qu’il doit être appliqué par les autorités du pays et peut directement être invoqué dans un litige devant les tribunaux nationaux.

Les directives européennes

Adoptée selon une procédure similaire aux règlements, une directive européenne « lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens » (article 288 TFUE). Ce texte pose donc en principe des objectifs normatifs que les États doivent atteindre dans un délai déterminé, sans leur imposer un contenu normatif spécifique pour atteindre ces objectifs. Les États sont en ce sens libres des procédures pour mener à bien cette tâche dite de transposition de la directive en droit interne et qui peut varier d’un État à l’autre. La réalité est un peu moins variée dès lors qu’au fil du temps, le contenu des directives est devenu de plus en plus précis, limitant par là-même la marge de manœuvre des États.

Les directives n’ont donc en principe pas d’effet direct en droit interne : elles doivent faire l’objet d’une transposition en droit interne soit par le législateur, soit par le pouvoir réglementaire. Nous verrons toutefois que cette affirmation présente quelques aménagements, notamment lorsqu’un État ne transpose pas une directive dans les délais impartis.

Les rapports complexes entre le droit UE et la Constitution française

Dans les rapports entre le droit de l’Union européenne et la Constitution, une bataille se déroule devant les juridictions nationales et européenne pour savoir à qui revient la place suprême de la pyramide des normes dans l’ordre interne des États. Sur ce point, les juges européens et le Conseil constitutionnel n’ont pas le même point de vue (1), une approche qui entraîne des conséquences tant sur le contrôle de constitutionnalité des lois de transposition de directives (2) que sur le pouvoir de contrôle du juge administratif lorsqu’il est confronté au contrôle de constitutionnalité d’un acte administratif qui transpose une directive (3).

La différence de vue entre les juges européens et constitutionnels

Pour la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, anciennement CJCE – Cour de justice des Communautés européenne), le droit de l’Union européenne prime sur toutes les normes de droit interne des États membres. C’est ce qui ressort d’un arrêt fondamental rendu par la Cour en 1964 (CJCE, 1964, Costa c. Enel). Selon la Cour, cette primauté implique que l’ensemble du droit de l’UE (primaire et dérivé) se situe au-dessus des normes internes dans la hiérarchie des normes de chaque État.

Le juge européen précise en 1970 que le droit européen prime également sur la constitution de chaque État membre, et que « l’invocation d’atteintes portées, soit aux droits fondamentaux tels qu’ils sont formulés par la constitution d’un État membre, soit aux principes d’une structure constitutionnelle nationale, ne saurait affecter la validité d’un acte de la Communauté ou son effet sur le territoire de cet État » (CJCE, 1970, Internationale Handelsgesellschaft). Pour la Cour, tous les éléments du droit de l’UE sont donc supérieurs au droit interne, y compris aux  normes de valeur constitutionnelle.

En France, selon le Conseil constitutionnel, la Constitution reste la norme « au sommet de l’ordre juridique interne » (CC, nov. 2004, n° 2004-505 DC, Traité établissant une constitution pour l’Europe). Il déduisait d’ailleurs quelques mois plus tôt de l’article 88-1 de la Constitution le principe selon lequel « la transposition en droit interne d’une directive communautaire résulte d’une exigence constitutionnelle » (CC, juin 2004, n° 2004-496 DC, Loi pour la confiance dans l’économie numérique). Le Conseil d’État s’inscrit également dans cette jurisprudence (voir notamment CE, Ass., 21 avril 2021, French Data Network). Pour les juges français, si le droit de l’Union a une place particulière en droit interne, ce n’est que parce que le constituant l’a expressément admis, la Constitution restant la norme de référence.

La question du contrôle de constitutionnalité des actes de transposition de directives

Le contrôle restreint des lois de transposition de directives

En principe le Conseil constitutionnel ne vérifie pas la constitutionnalité d’une loi de transposition d’une directive si la directive est précise et inconditionnelle. Une approche contraire reviendrait pour lui à devoir indirectement contrôler la constitutionnalité de la directive, or il n’est pas compétent pour cela (CC, juin 2004, n° 2004-496 DC, Loi pour la confiance dans l’économie numérique).

Une directive européenne ne relève en effet ni des articles 54 et 55 qui visent les traités internationaux, ni des articles 61 et 61-1 qui visent les lois organiques et lois ordinaires que le Conseil constitutionnel peut contrôler. Ce principe vaut également pour les questions prioritaires de constitutionnalité (CC, 2010, n° 2010-79 QPC, Kamel) et peut fonder le refus du Conseil d’État de transmettre une QPC au Conseil (CE, 13 mars 2019, Mme A. C.).

De plus, seule la Cour de justice de l’Union européenne est habilitée par l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne à contrôler les actes dérivés de l’Union.

Toutefois,le Conseil constitutionnel s’est reconnu compétent pour contrôler la constitutionnalité d’une loi de transposition d’une directive précise et inconditionnelle si cette loi risque de porter atteinte aux « règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France » (CC, juillet 2006, n° 2006-540, Loi relative aux droits d’auteurs et aux droits voisins dans la société de l’information). En dehors de cette réserve de constitutionnalité(dont le contenu et donc les limites restent flous), le droit de l’UE est au final présumé conforme à la Constitution, selon l’idée qu’il y aurait dans le droit de l’Union les mêmes principes/garanties que ce que l’on retrouve dans la Constitution. C’est ce que l’on appelle le principe d’équivalence des garanties entre la Constitution et le droit de l’Union. C’est cette idée qui va d’ailleurs guider le juge administratif lorsqu’il devra faire face à un acte administratif de transposition d’une directive européenne.

Une approche similaire du juge administratif pour les décrets transposant une directive

Lorsqu’il est face à un acte administratif transposant directement une directive, acte administratif dont le requérant soulève l’inconstitutionnalité, le juge administratif va adopter une démarche similaire à celle du Conseil constitutionnel (CE, ass, 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine – connu sous le nom d’arrêt Arcelor). Il effectue alors une approche en trois étapes successives :

  • Tout d’abord, il vérifie si la directive est précise et inconditionnelle. Dans le cas contraire, la directive laisse une marge d’appréciation au pouvoir réglementaire : le contrôle de constitutionnalité peut s’effectuer normalement car contrôler la constitutionnalité du décret ne revient pas dans ce cas à contrôler la constitutionnalité de la directive.
  • Si la directive est précise et inconditionnelle, le juge regarde si le droit de l’UE contient un principe ou une garantie équivalents à ce que l’on retrouve dans la Constitution française :
    • S’il trouve un tel principe, le contrôle initial de constitutionnalité de l’acte administratif se transforme en contrôle de conventionnalité de la directive au regard du droit primaire de l’UE, et il passe à l’étape suivante ;
    • S’il ne trouve pas un tel principe équivalent, le contrôle reste un contrôle de constitutionnalité et le juge applique le principe de la réserve de constitutionnalité pour écarter la directive et contrôler la constitutionnalité de l’acte administratif.
  • Pour la dernière étape – en cas d’équivalence des garanties – le juge doit identifier si se pose une difficulté sérieuse d’interprétation du droit de l’Union :
    • En cas de difficulté sérieuse (CJCE, 6 oct. 1982, CILFIT, aff. C-283/81), le juge interne doit saisir la CJUE d’une question préjudicielle sur la validité de la directive. Seule la CJUE est en effet compétente pour juger de la validité des actes de droit dérivé de l’Union. Si la Cour considère que la directive est conforme au droit primaire de l’Union, alors par équivalence, le juge français considère qu’elle est conforme à la Constitution. Si la directive est annulée par la Cour pour non-respect du droit de l’Union, alors le juge interne peut directement contrôler la constitutionnalité de l’acte administratif, la directive ne faisant plus écran (attention, l’annulation d’une directive par la CJUE n’entraîne pas automatiquement l’annulation des actes nationaux de transposition).
    • En cas d’absence de difficulté sérieuse, soit parce que la CJUE a déjà contrôlé la directive ou parce que le moyen est manifestement mal fondé, le juge administratif écarte le moyen d’inconstitutionnalité.

QPC et question préjudicielle

Lors d’une affaire, si face à une loi transposant ou mettant en œuvre une norme européenne, le requérant présente à la fois une question prioritaire de constitutionnalité et une exception d’inconventionnalité fondée sur le droit de l’Union, un problème de temporalité des questions se pose. Comme son nom l’indique, la QPC est prioritaire, elle doit être traitée avant tout autre élément à l’instance, ce qui pourrait poser problème au regard de la compétence de la CJUE pour le droit de l’Union.

En 2010, sur une question posée par la Cour de cassation, la Cour de justice de l’Union européenne a affirmé que la procédure française de la QPC n’était conforme au droit de l’Union que si et seulement si elle n’empêchait pas l’application de ce droit. En ce sens, le juge interne devait pouvoir à tout moment soit poser une question préjudicielle à la Cour, soit écarter une loi manifestement incompatible avec le droit européen – notamment par des mesures provisoires –, y compris avant que le Conseil constitutionnel ait statué sur la constitutionnalité de la loi dans le cadre de la QPC (CJUE, juin 2010, Melki et Abdeli, aff. n° C-188/10).

Quelques semaines plus tôt, tant le Conseil constitutionnel (CC, mai 2010, n° 2010-605 DC, Loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne) que le Conseil d’État (CE, mai 2010, Rujovic) avaient adopté une interprétation similaire, ce dernier rappelant que les dispositions relatives à la QPC « ne font pas obstacle à ce que le juge administratif, juge de droit commun de l’application du droit de l’Union européenne, en assure l’effectivité, soit en l’absence de question prioritaire de constitutionnalité, soit au terme de la procédure d’examen d’une telle question, soit à tout moment de cette procédure, lorsque l’urgence le commande, pour faire cesser immédiatement tout effet éventuel de la loi contraire au droit de l’Union » (CE, mai 2010, Rujovic).

Dans le cadre d’une QPC, le Conseil constitutionnel a d’ailleurs lui-même posé pour la première fois une question préjudicielle à la CJUE en 2013, en utilisant la procédure de la question préjudicielle d’urgence, introduite à l’article 23 bis du Statut de la CJUE en 2008 (CC, avril 2013, déc. n° 2013-314 QPC).

Primauté du droit de l’Union européenne sur le reste du droit interne

Si les relations entre le droit de l’Union européenne et la Constitution peuvent présenter des frictions, les relations entre le corpus européen et la loi (1) ou les actes administratifs (2) sont beaucoup moins tumultueuses.

Primauté sur la loi

Pour la question du contrôle du respect de la primauté du droit de l’Union européenne sur la loi, il est assuré partiellement par le Conseil constitutionnel (b) et principalement par le juge ordinaire (b).

Une primauté partiellement assurée par le Conseil constitutionnel

En 2004, le Conseil affirmait que « la transposition en droit interne d’une directive communautaire résulte d’une exigence constitutionnelle » (CC, juin 2004, n° 2004-496 DC, Loi pour la confiance dans l’économie numérique). Mais il faut attendre 2006 pour qu’il censure pour la première fois une disposition législative de transposition sur le fondement de cet article (CC, 2006, n° 2006-543 DC, Loi relative au secteur de l’énergie). Et il ne le fait de manière limitée que pour les dispositions manifestement incompatibles avec la directive précise et inconditionnelle qu’elles transposent. Cette limitation résulte de la compétence exclusive de la CJUE pour l’interprétation du droit de l’Union, or, dans le cadre d’un contrôle de constitutionnalité a priori, les délais laissés au Conseil pour rendre sa décision ne permettraient pas de poser une question préjudicielle à la Cour.

Ce contrôle par le Conseil du respect de la primauté du droit de l’Union sur la loi est également limité au seul contrôle a priori de constitutionnalité et ne peut être soulevé lors d’une question prioritaire de constitutionnalité dont l’objet est strictement défini. En 2010, le Conseil a ainsi souligné que « l’exigence constitutionnelle de transposition des directives ne relève pas des « droits et libertés que la Constitution garantit » et ne saurait, par suite, être invoqué dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité » (CC, mai 2010, n° 2010-605 DC, Loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne).

Une primauté essentiellement assurée par le juge ordinaire

Le contrôle de conventionnalité des lois au regard du droit de l’Union européenne est assuré depuis 1989 par le juge administratif. Il fait en ce sens prévaloir l’ensemble du droit de l’Union (primaire et dérivé) sur les lois.

En 1989, après plusieurs années à refuser de prendre en charge ce contrôle de conventionnalité, le Conseil d’État  considère finalement que les traités institutifs priment sur la loi et qu’il est chargé d’en contrôler le respect (CE, 1989, Nicolo). En 1990, il fait prévaloir les règlements européens sur la loi (CE, 1990, Boisdet) et en 1992 fait de même pour les directives européennes (CE, 1992, SA Rothmans International France et SA Philip Morris France).

Dans un arrêt d’avril 2021 (CE, Ass., 21 avril 2021, French Data Network), le Conseil d’État étend la portée de la jurisprudence Arcelor de 2007 selon lequel, rappelons-le, le droit français doit faire prévaloir sa constitution sur le droit de l’UE lorsqu’il existe une contradiction claire entre le droit primaire de l’UE et la Constitution française (logique de l’équivalence des garanties et de la réserve de constitutionnalité). L’arrêt de 2021 refuse quant à lui de contrôler la conventionnalité d’une loi française, dès lors que l’application du droit européen, tel qu’interprété par la Cour de justice de l’Union européenne, conduirait à priver de garanties effectives une exigence constitutionnelle, qui ne bénéficierait pas, en droit de l’Union, d’une protection équivalente.

En l’espèce, le Conseil d’État refuse d’envisager l’inconventionnalité du régime français (législatif et réglementaire) de conservation généralisée des données de connexion sur internet, malgré un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne jugeant ce régime incompatible avec les dispositions de la directive 2002/58/CE relative au traitement des données à caractère personnel et à la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques (CJUE, 6 octobre 2020, Quadrature du Net). Le juge administratif français fonde ici son refus sur la préservation des objectifs de valeur constitutionnelle de sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation, de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions pénales et de lutte contre le terrorisme, considéré par lui comme ne disposant pas en l’espèce d’une protection équivalente en droit de l’Union. Par là-même, le Conseil d’État rappelle la primauté de la Constitution sur le droit de l’Union européenne en droit interne français.

La supériorité du droit de l’Union sur les actes administratifs unilatéraux

Si depuis 1989, le juge administratif a accepté de contrôler la conventionnalité des lois au regard du droit de l’Union, il peut a fortiori contrôler de la même manière les actes administratifs, que ce soit au regard du droit primaire ou du droit dérivé (pour les règlements européens : CE, 1978, Syndicat viticole des Hautes Graves de Bordeaux).

Seule la question du contrôle par le juge administratif du respect par l’administration des directives européennes a posé problème. Celles-ci n’ayant pas d’effet direct et devant donc être transposées en droit interne, elles ne sont en principe pas directement invocables devant le juge. Toutefois, les choses ne sont pas aussi simples et il faut distinguer suivant que nous sommes face à un acte réglementaire (a) ou à un acte individuel (b).

Le contrôle des actes règlementaires

Pour les actes administratifs réglementaires, le Conseil d’État a admis rapidement l’invocabilité des directives européennes sous certaines conditions. S’alignant sur la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE, 1974, aff. 41/74, Van Duyn), selon laquelle les directives non transposées dans les délais sont directement invocables en droit interne lorsque leurs dispositions sont suffisamment claires et précises, le Conseil d’État accepte en 1984 de contrôler un acte réglementaire au regard des objectifs d’une directive, que celle-ci soit transposée (CE, 1984, Confédération nationale des SPA de France) ou non (CE, 1984, Fédération française des sociétés de protection de la nature).

En outre, il pose en 1989 l’obligation pour l’administration d’abroger les actes réglementaires contraires au droit de l’Union (abrogation = suppression pour l’avenir seulement), lorsque ces actes ne peuvent plus être annulés en raison du dépassement du délai de recours pour excès de pouvoir (CE, 1989, Compagnie Alitalia). Cette obligation d’abroger est aujourd’hui pour l’administration une obligation légale au titre de la loi du 20 décembre 2007 relative à la simplification du droit.

Le contrôle des actes individuels

S’agissant en revanche des actes individuels et ce jusqu’à 2009, les requérants ne pouvaient pas invoquer directement une directive pour obtenir l’annulation d’un acte individuel qui lui serait contraire (cela supposerait en effet de considérer que la directive est d’effet direct, ce qui n’est pas le cas comme nous l’avons vu). Dans un tel cas, la solution est de contester la validité de l’acte réglementaire ou de la loi ayant transposé la directive en droit interne comme n’étant pas conforme à cette directive, en d’autres termes de demander au juge d’exercer un contrôle de conventionnalité de la loi ou de l’acte réglementaire sur lequel se fonde l’acte individuel.

Le problème surgit lorsque la directive européenne n’a pas été transposée dans les délais impartis en droit interne. Comment le juge administratif peut-il imposer le respect de ces délais et du contenu de la directive lorsqu’il est saisi d’un recours contre un acte administratif individuel contraire à cette directive non transposée ? Il y a eu pendant longtemps des divergences sur cette question entre le juge européen et le juge administratif : alors que la jurisprudence Van Duyn (CJCE 1974) admet que les directives non transposées dans les délais sont directement invocables en droit interne à condition que leurs dispositions soient suffisamment claires et précises, le Conseil d’État a rejeté cette interprétation pour le contrôle des actes administratifs individuels dans une affaire très médiatique concernant l’un des anciens leaders de mai 1968, Daniel Cohn-Bendit (CE, ass., 1978, Cohn-Bendit). C’est seulement en 2009 que le Conseil a renversé sa jurisprudence et accepté qu’un requérant invoque directement contre un acte individuel une directive non transposée dans les délais et dont les dispositions sont précises et inconditionnelles (CE, 2009, Perreux).

L’évolution de la jurisprudence administrative s’explique pour partie par la volonté d’éviter une condamnation de la France par la Cour de justice de l’Union européenne. Il ne faut pas oublier en effet que la CJUE est susceptible d’intervenir au cas où la primauté du droit européen ne serait pas respectée par un État membre.

La Cour a ainsi posé le principe de la responsabilité de l’État et le droit à réparation des particuliers lésés par le non-respect du droit européen (CJCE, 1991, Francovich), responsabilité mise en oeuvre devant le juge administratif (CE, 2007, Gardedieu).

Pour citer cette page : Marie-Joëlle Redor-Fichot et Xavier Aurey, « II. La place spéciale du droit de l’Union européenne », Introduction au droit administratif, Fondamentaux, 2024 [https://fondamentaux.org/?p=1290]

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