II. L’imputabilité de la responsabilité : le lien de causalité

Parler d’imputabilité de la responsabilité c’est se poser la question de savoir quelle est la personne juridique responsable. En matière administrative, il faut ainsi établir un lien de causalité entre un préjudice et une activité administrative pour mettre en œuvre le mécanisme de responsabilité (A). Si c’est le cas, il est ensuite nécessaire d’identifier la personne responsable, qu’elle soit l’État, une collectivité locale, un établissement public ou une personne privée chargée d’un service public, voire un agent public si le dommage est imputable à une faute personnelle (B).

Un lien de causalité entre le préjudice et l’activité administrative

Dès lors qu’est en jeu la responsabilité pour un préjudice causé par une activité administrative, il est nécessaire d’identifier l’existence d’un lien de causalité direct entre le préjudice et cette activité (1). Dans certains cas particuliers, il est toutefois possible de mettre en avant une rupture partielle ou totale du lien de causalité (2).

L’existence d’un lien de causalité directe ou la causalité adéquate

Pour mettre en jeu la responsabilité administrative, il doit exister un rapport direct de cause à effet entre le fait imputé à l’administration et le préjudice dont se plaint la victime. Pour apprécier la causalité, le juge s’appuie en principe sur la théorie de la causalité adéquate : cette théorie attribue la réalisation du dommage à celui des faits qui avait une vocation particulière à provoquer ce dommage. Cette théorie de la causalité adéquate est moins favorable à la réparation du préjudice que celle dite de l’équivalence des conditions permettant de prendre en compte toutes les conditions nécessaires à la réalisation du dommage et appliquée par le juge très exceptionnellement pour éviter une injustice.

Ainsi dans l’affaire CE, 1966, Marais, un camion a été endommagé après être passé sur un nid de poule dans la chaussée. En plus d’autres dégâts, le nid de poule a cassé le radiateur du camion, sans que le chauffeur ou le garagiste qui avait réparé les dégâts apparents ne s’en rendent compte. Cette panne du radiateur a ensuite sérieusement endommagé le moteur. Le juge a ici estimé qu’il n’y avait qu’un lien indirect entre le nid de poule et la surchauffe du moteur, dès lors le chauffeur et le garagiste auraient dû mieux vérifier l’état du camion. Seul le dommage au radiateur était un préjudice direct réparable, pas celui qui résulte de son absence de réparation. Avec la théorie de l’équivalence des conditions, la surchauffe du moteur aurait été considérée au contraire comme préjudice réparable

On peut ajouter qu’en général, plus le laps de temps séparant le fait de l’administration et le préjudice est long, moins le juge reconnaîtra le caractère direct du préjudice : ainsi dans l’affaire CE, 1969, dame Montreer, le juge considère qu’il n’existe pas de lien de causalité direct entre un meurtre commis et la délivrance d’une autorisation de détention d’arme au meurtrier 3 ans plus tôt.

Il résulte de ce qui précède que le préjudice indirect n’est pas réparable. Mais il ne faut pas confondre le préjudice indirect avec le préjudice par ricochet qui, lui, est réparable : le préjudice par ricochet est celui qui atteint une personne unie par un lien à la victime immédiate du dommage (par exemple un fait de l’administration provoque l’infirmité d’une personne qui apportait son aide matérielle à une autre, cette deuxième personne subit un préjudice par ricochet qui est réparable dès lors que le lien qui l’unit à la première n’est pas illicite).

Enfin, il arrive que le législateur institue des présomptions de causalité. C’est le cas notamment de plusieurs lois en matière médicale.

La rupture du lien de causalité : les causes d’exonération

Il y a rupture partielle ou totale du lien de causalité lorsque le dommage n’est pas seulement imputable à l’activité administrative mais également (voire uniquement) à une cause extérieure (« étrangère »). On parle alors de causes d’atténuation, voire d’exonération. Elles se répartissent entre celles communes à tous les régimes de responsabilité (a) et celles spécifiques à la responsabilité pour faute (b).

Les causes de ruptures communes à tous les systèmes de responsabilité

Il existe deux causes générales de rupture du lien de causalité :

  • La faute de la victime conduit en principe à exonérer partiellement l’administration de sa responsabilité, le juge ne l’indemnisera que du préjudice qu’elle aurait subi si elle n’avait pas commis de faute. Exceptionnellement la faute de la victime peut déboucher sur une exonération totale de l’administration si cette faute est importante et déterminante dans le préjudice (CE, 1980, SARL Cinq-Sept).
  • La force majeure conduit en principe à l’exonération totale de la responsabilité de l’administration sauf si la force majeure n’a fait qu’aggraver le préjudice sans être pour autant à son origine. Pour qu’il y ait force majeure, le juge exige la réunion de trois conditions :
    • L’événement en cause doit être extérieur à l’activité de l’administration (par exemple des pluies diluviennes) ;
    • Il doit être imprévisible : si l’on reprend l’exemple des pluies diluviennes, il est difficile d’admettre qu’un tel événement soit imprévisible à moins que dans la région considérée de telles pluies arrivent extrêmement rarement et que rien n’ait pu les laisser prévoir dans les jours précédents ;
    • Il doit être irrésistible : autrement dit l’administration ne doit pas avoir les moyens d’y faire face.
Les causes spécifiques à la responsabilité pour faute

Deux causes supplémentaires permettent de rompre le lien dans un cas de responsabilité pour faute :

  • Le fait d’un tiers : si un tiers est partiellement à l’origine du dommage subi, ce fait exonère au moins partiellement l’administration de sa responsabilité pour faute et la victime devra intenter une seconde action contre le tiers coauteur du dommage. Dans le cadre d’une responsabilité sans faute de l’administration, le fait du tiers n’est pas une cause d’exonération, ce qui signifie que l’administration devra réparer le préjudice de la victime et se retourner ensuite contre le tiers.
  • Le cas fortuit : il s’agit d’un événement proche du cas de la force majeure, mais à la différence de la force majeure le cas fortuit n’est pas extérieur à l’administration, c’est ce que l’on pourrait appeler la cause inconnue mais interne à l’administration (ex. : CE, 1971, ville de Fréjus : rupture d’un barrage due à « l’expulsion de la roche à l’aval immédiat de l’ouvrage sous la pression de l’eau retenue par ce dernier ». La cause de rupture est donc liée au barrage, mais n’est pas le résultat d’une malfaçon ou d’un défaut d’entretien). Le cas fortuit n’exonère l’administration de sa responsabilité que si l’on se trouve dans le cadre d’une responsabilité pour faute. Ainsi lorsque le dommage est causé par un ouvrage public, en présence d’un cas fortuit, les tiers pourront tout de même être indemnisés par l’administration puisqu’ils bénéficient du régime de la responsabilité sans faute.

La personne responsable

Dès lors que le dommage est considéré comme imputable à l’activité administrative, encore faut-il savoir quelle est la collectivité responsable, l’identification de la personne morale responsable étant indispensable pour pouvoir intenter une action (1). Dans certains cas existent au surplus des régimes de cumul de responsabilités (2).

La détermination de la personne morale responsable

La responsabilité pour un dommage en lien avec une activité administrative peut relever de l’action d’une ou plusieurs personnes morales en charge de l’action administrative.

Pour l’imputation de la responsabilité, le principe est que la collectivité responsable est celle qui a la maîtrise du service dont l’activité a engendré le préjudice (celle qui a exercé la compétence à laquelle se rattache le fait dommageable). En principe, cette identification n’est pas difficile : ainsi lorsque le dommage a été causé par l’activité de police municipale, c’est en principe la commune qui est responsable ; lorsqu’il s’agit d’un dommage imputable au fonctionnement de l’activité hospitalière, c’est en principe l’hôpital qui est responsable, sauf législation contraire.

Il arrive cependant que l’on puisse hésiter entre plusieurs collectivités : c’est le cas notamment lorsqu’un même agent agit pour le compte de plusieurs collectivités en même temps, la collectivité responsable est celle au titre de laquelle il a agi au moment du dommage. Toutefois, quand plusieurs personnes publiques sont reconnues responsables du dommage, le juge administratif tend à admettre de plus en plus facilement leur responsabilité solidaire, ce qui permet à la victime de n’engager qu’une seule action.

Pour les dommages causés par les juridictions administratives existe le cas particulier des juridictions disciplinaires relevant de personnes publiques distinctes de l’État (par exemple, un conseil de discipline d’une université). En cas de dommage, c’est toutefois l’État qui est responsable et non la personne publique abritant la juridiction disciplinaire car la justice est nécessairement rendue au nom de l’État (CE, 27 février 2004, Mme Popin).

On peut ajouter que lorsque le dommage est imputable à l’activité d’un service public géré par une personne privée, c’est en principe cette personne privée qu’il faudra attaquer pour obtenir réparation. Et il y a responsabilité subsidiaire de la personne publique qui lui a confié le service si la personne privée est insolvable.

Dans le cas de la responsabilité pour faute, un problème supplémentaire se présente : celui de savoir si l’on doit imputer la faute commise à l’agent ou au service, ce qui influe sur l’action juridictionnelle à mener pour obtenir réparation du préjudice subi.

Responsabilité de l’administration ou de son agent en cas de faute

Pour le régime de responsabilité pour faute, la distinction faute personnelle / faute de service (a) est nécessaire pour savoir si la réparation peut être demandée à l’administration, ou si elle doit l’être à l’agent auteur de la faute qui se trouve à l’origine du préjudice (b).

La distinction faute personnelle / faute de service

Selon une définition ancienne et imagée (E. Laferrière), la faute personnelle est « celle qui révèle l’homme avec ses faiblesses, ses passions, son imprudence », alors que la faute de service est celle qui révèle seulement « l’administrateur plus ou moins sujet à l’erreur ». Plus simplement, on peut dire que la faute de service est celle qui est en lien avec le service en cause, tandis que la faute personnelle est celle qui s’en détache. Deux hypothèses de faute personnelle sont ainsi concevables :

  • La faute est commise en dehors du service : c’est le cas le plus simple, dépourvu de toute ambiguïté : un fonctionnaire occasionne un dommage par sa faute pendant ses vacances. Il est clair qu’une telle faute ne peut pas être qualifiée de faute de service et que la responsabilité de l’administration ne peut pas être mise en jeu ;
  • La faute est commise par l’agent durant le service : il est alors beaucoup plus difficile de savoir si cette faute est personnelle ou de service. La jurisprudence a établi deux critères pour reconnaître l’existence d’une faute personnelle :
    • Le critère de l’intention : l’agent qui poursuit un but malicieux, dolosif (dans l’intention de nuire ou avec la certitude qu’un dommage s’ensuivra) ou purement personnel commet une faute personnelle (vengeance, animosité, recherche du profit personnel) ;
    • Le critère de la gravité : même sans intention malveillante, une faute commise par un agent de l’administration sera considérée comme personnelle dès lors qu’elle est particulièrement grave (imprudence ou négligence grave). Par exemple un chauffeur de l’administration qui prend le volant en état d’ébriété (CE, 28 juillet 1951, Delville), ou un magistrat qui modifie volontairement et de manière irrégulière un acte de procédure (CE, 2015, ministre de la Justice).

Attention, l’existence d’une faute pénale de l’agent n’implique pas forcément une faute personnelle : c’est notamment le cas des fautes pénales non intentionnelles telles que blessures involontaires par exemple lorsqu’elles résultent d’une imprudence qui n’est pas suffisamment grave pour mériter la qualification de faute personnelle (TC, 14 janvier 1935, Thépaz).

Les conséquences de la qualification de la faute comme faute personnelle

L’existence d’une faute personnelle permet de mettre en jeu la responsabilité personnelle de l’agent. Il peut ainsi être poursuivi par la victime devant les tribunaux judiciaires qui statueront selon les règles du droit privé. S’il est condamné à verser des dommages et intérêts, l’agent devra le faire sur son patrimoine personnel.

En outre l’agent peut être poursuivi devant le juge administratif par l’administration elle-même au cas où sa faute personnelle aurait causé un dommage distinct à l’administration (TC 26 mai 1954, Moritz).

Si au contraire, le fait générateur du préjudice est analysé comme une faute de service, la victime ne peut exercer son action que contre l’administration (et non contre l’agent) et cela devant le juge administratif, seul compétent dans ce cas. Les dommages et intérêts seront payés par le patrimoine de la personne publique auteur du dommage.

Ce système simple peut cependant présenter certains inconvénients pour la victime du dommage. Il arrive en effet que la victime ne puisse se faire indemniser car l’agent auteur de la faute personnelle est insolvable. En outre, dans certaines hypothèses, le dommage résulte à la fois de la faute personnelle de l’agent et d’une faute de service. Pour faciliter la réparation due à la victime, le juge a mis en place des systèmes de cumuls de responsabilités.

Les cumuls de responsabilités

Le cumul des responsabilités existe dans deux cas : avec cumul de fautes (a) et sans cumul de fautes (b). Face à ce cumul, l’administration ou l’agent peut ensuite se retourner contre l’autre partie par une action récursoire (c).

Le cumul des responsabilités avec cumul de fautes

Si le dommage est né à la fois d’une faute personnelle et d’une faute de service, on se trouve en présence d’un cumul de fautes. Il est alors logique que la responsabilité de l’administration soit mise en cause. Mais pour faciliter les choses à la victime, et au lieu de l’obliger à intenter deux actions (une devant le juge administratif contre l’administration pour la part de préjudice imputable à la faute de service et une devant le juge judiciaire contre l’agent pour la part de préjudice imputable à la faute personnelle), le juge admet que la victime puisse agir pour l’ensemble du préjudice soit : 1. Contre la personne publique devant le juge administratif ou 2. Contre l’agent devant le juge judiciaire.

Ce système de cumul de responsabilités en cas de cumul de fautes a été mis en place par le juge administratif en 1911 (CE, 1911, Anguet). En l’espère, M. Anguet entre dans un bureau de poste pour y encaisser un mandat. Pendant qu’il est encore dans la poste, des employés ferment la porte d’accès au public légèrement avant l’heure normale de fermeture (la pendule étant en avance). Un employé indique alors à M. Anguet une porte réservée au service, ce qui l’oblige donc à traverser les locaux réservés au personnel. À ce moment deux autres employés l’expulsent violemment du bureau et M. Anguet se casse une jambe. Il y a en l’espèce cumul de fautes : la faute de service tient à la fermeture du bureau avant l’heure obligeant l’usager à sortir par une porte réservée au service ; la faute personnelle tient au comportement violent des deux employés qui l’ont expulsé.

Le cumul de responsabilités sans cumul de fautes

Ce cumul existe lorsque qu’une seule faute est commise et que cette faute est une faute personnelle. Dans ce cas, le juge admet tout de même que la victime ait le choix entre saisir le juge administratif d’une action contre l’administration ou saisir le juge judiciaire d’une action contre l’agent auteur de la faute personnelle, tant que la faute résulte d’un certain lien avec le service.

Cette approche a été développée au fil du temps pour permettre à la victime d’être indemnisée, notamment si l’agent est insolvable :

  • Première étape : la faute personnelle est commise dans le service (CE, 1918, époux Lemonnier). Dans cette affaire, Mme Lemonnier est blessée pendant une fête villageoise au cours de laquelle a été organisé un tir sur buts flottants dans la rivière. Mme Lemonnier qui se promène de l’autre côté de la rivière est atteinte d’une balle. Il y a ici une faute personnelle du maire qui n’avait pris aucune mesure de sécurité ; mais cette faute est commise dans l’exécution de son pouvoir de police administrative, ce qui permet au juge d’admettre le cumul de responsabilités.
  • Deuxième étape : la faute personnelle est commise à l’occasion du service (CE, 1949, demoiselle Mimeur). En l’espèce, un chauffeur de l’administration provoque un accident alors qu’il utilise le véhicule en dehors de son affectation normale (pour aller voir un proche, pendant ses heures de service). Il y a ici une faute personnelle commise à l’occasion du service (c’est-à-dire pendant les heures de service mais pas dans l’exécution même du service). Le juge admet là-encore le cumul de responsabilités.
  • Troisième étape : la faute personnelle est commise en dehors du service mais avec un instrument dangereux fourni par le service et en présence de circonstances particulières. C’est l’hypothèse des armes à feu d’agents publics (CE, 1973, Sadoudi). Dans cette affaire, un policier tue accidentellement son collègue en dehors du service mais avec son pistolet de service qu’il est alors obligé de garder avec lui comme prévu par le règlement du service. Il y a une faute personnelle non dépourvue de lien avec le service, le lien étant constitué par l’arme de service et l’obligation réglementaire.
    • Exception : en cas d’intention coupable (CE, 1975, Pothier : à propos d’un gendarme qui tue une personne avec son arme de service en dehors du service mais pour accomplir une vengeance).

Pour statuer sur l’existence ou non d’un cumul de responsabilités sans cumuls de fautes, le juge se pose la question de savoir si le dommage aurait pu avoir lieu sans l’existence du service. La réponse est non dans l’affaire Sadoudi, la réponse est oui dans l’affaire Pothier.

Les actions récursoires

Jusqu’en 1951 (CE, 1951, Laruelle et CE, 1951, Delville), l’administration ne pouvait pas exercer d’action récursoire contre ses agents auteurs d’une faute personnelle (aussi bien lorsque la faute personnelle avait causé un dommage spécifique à l’administration que lorsque le préjudice causé par cette faute à la victime avait été réparé par l’administration).

A partir de ces arrêts, le juge accepte que l’administration se retourne contre l’agent auteur de la faute personnelle :

  • Soit lorsque c’est l’administration qui a réparé le dommage causé à la victime en raison d’un cumul (CE, 1951, Laruelle)
  • Soit lorsqu’elle a subi elle-même un dommage

De même l’agent condamné à réparer la totalité du préjudice en cas de cumul de fautes a pu exercer une action récursoire contre l’administration (CE, 1951, Delville). Ce système d’actions récursoires montre que le cumul de responsabilités n’efface pas la faute personnelle de l’agent mais permet à la victime du préjudice d’être indemnisée plus facilement.

Pour citer cette page : Marie-Joëlle Redor-Fichot et Xavier Aurey, « II. L’imputabilité de la responsabilité : le lien de causalité », Introduction au droit administratif, Fondamentaux, 2024 [https://fondamentaux.org/?p=1311]

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