En 1982 (CC, 22 octobre 1982, Loi relative au développement des institutions représentatives du personnel), le Conseil constitutionnel a reconnu que le droit à réparation est un principe constitutionnel. Mais pour qu’il y ait réparation, il ne suffit pas de mettre en évidence le lien de causalité entre l’activité administrative et le préjudice, encore faut-il que le préjudice dont se plaint la victime soit réparable (A), nous verrons ensuite quelles sont les modalités de la réparation (B).
Un préjudice réparable
Pour pouvoir être réparé, le préjudice doit présenter certains caractères (1), et cela quelle que soit aujourd’hui la nature du préjudice (2). Toutefois, la situation de la victime du préjudice peut conduire à exclure toute possibilité de réparation (3).
Les caractères du préjudice
Nous avons déjà vu au titre de l’imputabilité de la responsabilité qu’il doit exister un lien de causalité directe entre le préjudice et l’activité de l’administration, c’est ce que l’on appelle aussi le préjudice direct.
Le caractère direct du préjudice est donc toujours exigé. De même le préjudice doit toujours être certain (a) et dans certains cas seulement il doit également être anormal (b).
Le caractère certain du préjudice
Le préjudice certain est celui dont on est sûr qu’il existe ou qu’il va exister. Lorsque la totalité du préjudice s’est déjà réalisée, il est facile de mettre en évidence le caractère certain de ce préjudice. Le problème ne se pose en réalité que pour les préjudices qui ne se sont pas encore totalement réalisés.
La jurisprudence admet de réparer des préjudices futurs à condition qu’ils soient certains, et sur ce point tout est affaire de circonstance. Il est possible de préciser les choses en disant que le préjudice futur certain est celui dont on est sûr qu’il se réalisera dans l’avenir : ainsi lorsque la victime doit recourir à des prothèses orthopédiques qu’il faudra renouveler périodiquement. Mais le juge admet aussi de réparer les pertes de chances dès lors qu’il les estime suffisamment sérieuses. Dans les arrêts Dejean et Huguet du 13 février 1963, le Conseil d’État a poussé ses investigations très loin pour statuer sur le caractère certain du préjudice subi par deux policiers qui n’avaient pas pu accéder au grade de brigadier du fait de l’illégalité d’un décret sur la question. Dans un cas le juge a estimé que, compte tenu de la qualité de son dossier, le requérant pouvait légitimement accéder à ce grade, alors que dans l’autre cas il a considéré au vu du dossier du fonctionnaire que les chances du requérant ne présentaient pas « un caractère suffisamment certain pour ouvrir droit à réparation ».
L’exigence d’un préjudice certain exclut donc l’indemnisation des préjudices seulement éventuels, c’est-à-dire des préjudices dont la réalisation n’est qu’une éventualité parmi d’autres.
Ce caractère certain du préjudice est toujours exigé quel que soit le système de responsabilité en jeu. Il n’en va pas de même du caractère anormal et spécial du préjudice qui n’est exigé que dans le cas de la responsabilité sans faute en dehors du risque.
Le caractère anormal et spécial du préjudice
Comme souligné lors de la section sur la responsabilité sans faute, l’élément d’anormalité nécessaire à la mise en jeu de la responsabilité en la matière se situe soit au niveau du risque créé par l’activité administrative, soit au niveau du préjudice lui-même.
Il suffit de rappeler ici en quoi consiste un préjudice anormal : il s’agit d’un préjudice particulièrement grave, un préjudice qui excède les inconvénients résultant normalement du fonctionnement du service public, qui excède les inconvénients normaux, inhérents à toute vie en société. Cette notion implique nécessairement une appréciation subjective de la situation par le juge, et il faut constater ici un empirisme important de la jurisprudence. Dans le même temps, on doit aussi constater que le juge est généralement très exigeant en ce domaine et qu’il est finalement très économe des deniers publics puisqu’il n’admet que rarement le caractère anormal du préjudice, et donc la possible réparation du préjudice dans le cadre de cette responsabilité sans faute.
La rédaction des arrêts conduit à considérer que le juge distingue anormalité et spécialité du préjudice, alors que pour certains auteurs, la notion d’anormalité devrait logiquement inclure celle de spécialité : un préjudice n’est anormal que dans la mesure où toute la société ne le subit pas. Mais il faut sans doute ici suivre la jurisprudence d’autant plus que ce caractère de spécialité du préjudice semble être finalement exigé dans tous les cas de responsabilité : le juge ne pourrait en effet admettre d’indemniser un préjudice touchant tous les administrés sans mettre en péril les finances publiques. En outre le fondement de toute réparation (quel que soit le système de responsabilité retenu) étant l’idée de rupture de l’égalité devant les charges publiques, cette rupture ne peut avoir lieu que si certains administrés seulement et non tous subissent un préjudice du fait de l’administration. Il faut cependant ajouter que le juge est beaucoup plus exigeant sur cette question de la spécialité du préjudice lorsque le problème se pose en matière de responsabilité sans faute pour préjudice anormal et spécial : pour être réparable, le préjudice ne doit toucher que quelques administrés en nombre très limité et non toute une catégorie d’administrés ; mais là encore tout est affaire d’appréciation subjective sans qu’il soit vraiment possible d’établir un seuil, un chiffre précis au-delà duquel le préjudice serait considéré comme n’étant plus suffisamment spécial (CE, 1987, Aldebert et CE, 2005, SA Vergers d’Europe).
La nature du préjudice réparable
Le juge administratif a progressivement admis la possibilité de réparer presque tous les préjudices quelle que soit leur nature, ainsi :
- Le juge répare les préjudices matériels : dommages aux biens, perte de revenus, frais divers liés au préjudice, manque à gagner (par exemple en cas de fermeture illégale d’un débit de boissons) etc.
- Le juge répare également les préjudices moraux. Il a toujours accepté de réparer les atteintes à la réputation ou à l’honneur. Depuis la fin des années 1950, il répare également le préjudice lié à la souffrance physique (CE, 1958, commune de Grigny), et celui lié à la douleur morale (CE, ass., 1961, Letisserand, en l’occurrence la douleur liée au décès d’un proche lorsque ce décès est imputable à l’administration). Si le juge administratif a longtemps refusé de réparer ce type de préjudice, c’est parce qu’il pouvait être choquant de relier la douleur affective résultant de la perte d’un être cher au paiement d’une somme d’argent ; la réparation de ce type de préjudice pose en outre le délicat problème de l’évaluation et donc du montant de la réparation (l’indemnisation est fonction du degré de parenté et de la situation familiale effective). Mais dans la mesure où le juge judiciaire acceptait depuis longtemps de réparer ce type de préjudice, le juge administratif a fini par en faire autant.
- On peut ajouter que le juge répare également ce qu’il appelle les troubles dans les conditions d’existence, préjudices divers qui se situent finalement à la frontière du préjudice moral et du préjudice matériel : trouble résultant de l’obligation de porter une canne, de démarches très longues pour trouver un nouvel emploi, de l’obligation de modifier son mode de vie, etc.
La prise en compte de la situation de la victime du préjudice
La situation de la victime peut amener le juge à exclure la réparation du préjudice dans trois séries de cas :
- Lorsque la victime du préjudice est en situation illégitime (cas de l’occupant irrégulier du domaine public ; cas de la victime par ricochet ayant un lien illicite avec la victime directe tel qu’un lien de proxénétisme par exemple, etc.) ;
- Lorsque la victime est en situation précaire (cas d’une autorisation précaire d’occupation du domaine public). Le juge estime que l’occupant doit supporter les préjudices résultant des décisions prises par l’autorité publique dans l’intérêt du domaine occupé : par exemple la construction d’une écluse sur le canal de Tancarville obligeant les titulaires d’une autorisation d’occupation des dépendances du canal à déplacer les canalisations qu’ils avaient été autorisés à installer (CE, 6 février 1981, compagnie française de raffinage) ;
- Enfin lorsque la victime s’est exposée en connaissance de cause à un dommage prévisible (CE, 1985, Monnerie, s’agissant de l’achat d’une propriété en bordure de cours d’eau dont l’acheteur savait que le cours serait modifié).
L’indemnisation
Toute réparation d’un préjudice doit faire l’objet d’une décision préalable et donc d’une demande expresse d’indemnisation auprès de l’administration en cause (1). Devant le juge, seront ensuite étudiés le montant et les modalités de cette indemnisation (2).
La demande d’indemnisation
Pour toute indemnisation d’un préjudice entraînant la responsabilité de l’administration, il est nécessaire de commencer par s’adresser à l’administration elle-même pour en obtenir la réparation du préjudice. Cette demande doit être adressée dans les 4 ans qui suivent le 1er janvier suivant le fait générateur de la créance (règle de la prescription quadriennale, sauf certaines exceptions limitées, notamment en matière médicale où la prescription est décennale). À ce stade, l’administration peut accepter de réparer le préjudice en totalité ; elle peut aussi refuser toute réparation ou réparer à un montant inférieur au montant demandé.
Dans ce cas, l’administré peut décider de saisir le juge d’une action en réparation du préjudice subi (action en responsabilité) qui constitue un recours de plein contentieux (ou de pleine juridiction). Le délai de saisine du juge est le même qu’en matière de recours pour excès de pouvoir : 2 mois à compter de la décision explicite de rejet de la demande adressée à l’administration. Le silence de l’administration peut également faire naître une décision implicite de rejet, qui ne fera toutefois courir le délai de recours contentieux que si l’accusé de réception de la demande initiale comporte les mentions prévues à l’article R. 112-5 CRPA al. 2, à savoir les délais et les voies de recours à l’encontre de la possible décision implicite de rejet.
Montant et modalités de l’indemnisation
Toute demande d’indemnisation doit contenir une demande chiffrée car le juge ne pourra pas accorder plus que ce qui lui est demandé. Le juge analysera l’étendue de ce qui doit être réparé (a), le montant de la réparation (b) et les modalités de celle-ci (c).
Étendue de la réparation
La réparation se fait normalement en argent, et le principe est celui de la réparation intégrale du préjudice, sauf en matière de responsabilité pour préjudice anormal et spécial : en effet, dans ce cas, la réparation ne correspondra qu’à la partie anormale du préjudice, le juge laissant à la charge de la victime la part de préjudice correspondant à l’aléa normal que doit supporter tout administré. L’idée est en effet dans ce cas que la réparation n’est due que parce que le préjudice a excédé ce que l’on doit normalement supporter de la vie en société, c’est uniquement parce que ce préjudice est anormal, qu’il va au-delà des inconvénients normaux du voisinage d’un ouvrage public par exemple, que l’on peut considérer qu’il y a rupture de l’égalité devant les charges publiques. Par conséquent, si la réparation du préjudice était dans ce cas intégrale, il y aurait finalement rupture au profit de la victime par rapport à tous les autres administrés qui doivent eux supporter les aléas normaux de la vie en société et du fonctionnement de l’administration. Évidemment, il appartient au juge dans ce cas de chiffrer ce qu’il estime correspondre à cette part anormale, ce qui laisse place à beaucoup de subjectivité et d’incertitude.
Évaluation du préjudice
Concernant l’évaluation du préjudice, l’un des éléments importants à envisager est de savoir à quelle date il doit être évalué. Est-ce que c’est à la date du dommage, au risque de ne pas prendre en compte l’inflation, à celle du jugement, ou encore à une autre date ? Sur ce point la jurisprudence distingue selon la nature du dommage en cause.
En ce qui concerne les dommages corporels, le principe posé par le Conseil d’État est que l’évaluation se fait au jour du jugement (CE, 21 mars 1947, Aubry), de manière à ce que la victime obtienne entière réparation de son préjudice, notamment pour les pertes de revenu résultant d’une incapacité permanente ou temporaire, et pour les troubles dans les conditions d’existence (préjudice esthétique, préjudice d’agrément …). En revanche, les frais médicaux déjà engagés sont remboursés sans réévaluation (sinon il y aurait finalement enrichissement sans cause de la victime).
En ce qui concerne les dommages aux biens, l’évaluation se fait à la date de réalisation du dommage, plus exactement à la date à laquelle les travaux de réparation pourront commencer c’est-à-dire après expertise en principe (CE, 21 mars 1947, veuve Pascal).
Modalités de la réparation
En principe la réparation se fait par l’octroi d’un capital ; mais elle peut aussi se faire par l’attribution d’une rente (rente attribuée aux enfants jusqu’à leur majorité par exemple). Le versement des dommages et intérêts peut en outre être assorti d’intérêts moratoires et d’intérêts compensatoires.
Les intérêts moratoires correspondent au temps écoulé entre la demande de réparation et son versement. Selon l’art 1153-1 du Code civil (loi du 5 juillet 1985), toute condamnation à une indemnité emporte intérêts au taux légal même en l’absence de demande ; en outre la capitalisation de ces intérêts peut être demandée tous les ans.
Les dommages et intérêts compensatoires sont dus en cas de mauvaise volonté du débiteur lorsque cette mauvaise volonté a causé un préjudice supplémentaire à la victime (par exemple la victime a été obligée d’emprunter de l’argent du fait du retard à lui verser l’indemnité réparant son préjudice). Le versement de ces intérêts compensatoires suppose une action de la victime, c’est-à-dire un recours, une demande spécifique contrairement au cas des intérêts moratoires.
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En conclusion de cette partie il semble important de noter que le droit de la responsabilité administrative a longtemps été une construction presque exclusivement jurisprudentielle. Or depuis la fin du XXe siècle, le législateur tend à intervenir plus souvent dans ce domaine, et cela particulièrement en matière de santé publique. Il a ainsi mis en place des régimes de responsabilité pour lesquels il institue des présomptions de faute, des présomptions de lien de causalité et parfois des régimes de responsabilité sans faute avec la création de fonds d’indemnisation (par exemple celui géré par l’Office National d’Indemnisation des Accidents Médicaux, des Affections Iatrogènes et des Infections Nosocomiales) qui conduisent à dissocier le service à l’origine du préjudice et l’organisme qui répare le préjudice. Certains ont ainsi pu parler de responsabilité sans fait ou d’une substitution de la solidarité nationale à la responsabilité administrative.
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