I. Le fait générateur de responsabilité

Selon M. Rougevin-Baville (La responsabilité administrative, Hachette, 1992), la jurisprudence relative à la responsabilité administrative repose en grande partie sur l’idée d’anormalité. Cette anormalité peut résulter de l’existence d’une faute commise par l’administration, faute qui a causé un préjudice. Ce fait dommageable anormal ouvrira la mise en jeu de la responsabilité pour faute, un système de responsabilité qui est historiquement le premier admis par le juge administratif et qui continue d’être le système de droit commun de la responsabilité administrative (A). Mais l’anormalité peut aussi, en dehors de toute faute de la part de l’administration, se trouver dans une situation spécifique générant un risque, ou encore dans le préjudice lui-même. On parlera alors de responsabilité sans faute, soit pour risque, soit pour préjudice anormal et spécial (B).

La responsabilité pour faute

La responsabilité pour faute constitue le droit commun de la responsabilité administrative ; autrement dit, le juge commence toujours par rechercher l’éventuelle existence d’une faute invoquée par le requérant avant de se pencher sur la possibilité de mettre en jeu l’un des systèmes de responsabilité sans faute de l’administration.

La faute ici en cause est en principe la faute administrative (1). Mais toute faute administrative n’engage pas forcément la responsabilité de l’administration. Il y a en effet des cas (peu fréquents désormais) dans lesquels le juge exige une faute importante, dite faute lourde, pour mettre en jeu cette responsabilité (2). Enfin, la preuve de la faute n’étant pas toujours aisée à faire, le juge a mis en place pour certaines hypothèses assez rares un système de présomptions de faute (3).

Une faute de l’administration

Le professeur Marcel Planiol (1853-1931) définissait la faute comme un manquement à une obligation préexistante. La faute peut ainsi consister en une décision illégale (a) ou en un agissement fautif (voire une inaction fautive) résultant d’une mauvaise organisation ou d’un mauvais fonctionnement du service (b).

Une faute résultant d’une décision illégale

En principe toute illégalité constitue une faute (CE, 1973, Driancourt), par conséquent, une fois la décision administrative annulée, la victime de l’illégalité peut obtenir réparation du préjudice qu’elle a subi. Depuis 2007, le juge considère que le non-respect par le législateur du droit international constitue une faute permettant de réparer intégralement le préjudice subi (CE ass., 2007, Gardedieu). Depuis 2019, cette approche s’applique également à la possibilité d’engager la responsabilité de l’État du fait des lois inconstitutionnelles (CE, 2019, Société Paris Clichy).

Cependant, lorsque la décision est justifiée au fond mais que son illégalité ne résulte que de raisons de forme ou de procédure, le juge refuse de mettre en jeu la responsabilité de l’administration (CE, 1981, Carliez). Dans ce cas en effet, le préjudice subi du fait de la décision contestée ne résulte pas de l’illégalité de la décision mais de son contenu (qui, lui, est légal), la responsabilité pour faute ne peut donc pas être mise en jeu.

Une faute résultant d’une mauvaise organisation ou d’un mauvais fonctionnement du service

Il y a agissement fautif de l’administration dans différentes situations matérielles en lien avec une mauvaise exécution de ses activités, tel un retard excessif à agir, la fourniture de renseignements erronés ou encore une négligence (par exemple l’absence de signalisation pour un danger prévisible). De même, l’administration sera fautive si un service public cesse de fonctionner alors que le principe de continuité du service public impose son maintien (par exemple l’absence pendant toute l’année d’un professeur dans un collège sans qu’il soit pourvu à son remplacement). Enfin le non-respect d’une obligation légale sera logiquement constitutif d’une faute (par exemple CE, 2009, M. et Mme A : carence fautive de l’État résultant du non-respect de l’obligation de scolariser les enfants handicapés).

Le degré de la faute à même d’engager la responsabilité de l’administration

Le droit commun de la responsabilité administrative est le régime de responsabilité pour « faute simple » (a). En d’autres termes, toute faute commise par l’administration engage en principe sa responsabilité.

Le juge administratif a cependant développé au cours du XXe siècle une série de cas dans lesquels une faute simple ne suffit pas à entraîner la responsabilité de l’administration, de manière notamment à éviter que l’action administrative ne soit paralysée par la crainte de voir sa responsabilité engagée, notamment dans le cas d’activités particulièrement difficiles à accomplir. Dans ces cas exceptionnels, la responsabilité de l’administration n’est engagée que pour « faute lourde ». Mais depuis quelques années, le juge a considérablement réduit le nombre de cas dans lesquels une faute lourde est exigée, pour revenir à un régime plus protecteur des administrés. Cette évolution laisse cependant place à quelques incertitudes quant au champ exact de la responsabilité pour faute lourde aujourd’hui (b).

Le régime général de la faute simple

Le droit commun de la responsabilité administrative est le régime de responsabilité pour faute simple, ou « faute de nature à » engager la responsabilité selon l’expression utilisée par le juge (une faute qui correspond à la faute légère du droit de la responsabilité civile). En principe donc, toute faute engage la responsabilité de l’administration qui la commet. Alors que certains pans entiers de l’action administrative échappaient à ce régime au profit de celui de la faute lourde, le juge réduit le domaine de cette dernière transformant ces régimes de faute lourde en faute simple. Il en va ainsi pour :

  • Les services fiscaux : apparition en 1990 d’un régime de faute simple pour les activités dites non difficiles (CE, 1990, Bourgeois), puis abandon en 2011 de toute exigence de faute lourde (CE, 2011, Krupa) ;
  • Les activités pénitentiaires : fin en 2003 de l’exigence d’une faute lourde (CE, 2003, Mme Chabba). La doctrine pensait pourtant que c’était l’un des domaines d’activité difficile où l’exigence de faute lourde serait maintenue ;
  • Les actes de diagnostic ou de traitement médicaux ne pouvant être exécutés que par un médecin ou un chirurgien : fin de l’exigence de faute lourde en 1992 (CE ass., 1992, Epoux V.). L’exigence de faute lourde était d’autant plus critiquée qu’une faute légère suffisait à engager la responsabilité des médecins libéraux et cliniques privées devant les juridictions judiciaires. Attention,il existe un cas particulier prévu par loi du 4 mars 2002 qui exige une « faute caractérisée » pour l’indemnisation des parents du fait de la non-détection d’un handicap de l’enfant pendant la grossesse.
  • Les activités de secours : fin de l’exigence de faute lourde en 1997 (CE, 1997, Theux).
  • Les activités de police administrative : le régime de la faute lourde a aujourd’hui disparu des activités de police administrative (générale et spéciale). Cette évolution reste tout de même récente comme en attestent les évolutions en matière de police des gens du voyage (CE, 2000, compagnie d’assurances Zurich International et a.), de police de l’urbanisme (CE, 2003, Secrétaire d’État au logement c. SNC Empain Graham), de police générale de la tranquillité publique (CE, 2003, Commune de Moissy-Cramayel), de police des édifices menaçant ruine (CE, 2006, Commune de Baalon), ou encore de police sanitaire (CE, 2016, B.).
L’exigence exceptionnelle d’une faute lourde

Il n’y a pas de définition de la faute lourde (ou « faute d’une particulière gravité »). Tout est ainsi affaire d’espèce et c’est le juge qui va apprécier si telle faute est suffisamment choquante ou grave pour mériter le qualificatif de faute lourde. La raison pour laquelle le juge exige une faute lourde dans certains cas réside en principe dans la difficulté de l’activité administrative à accomplir. Lorsqu’il s’agit d’une activité difficile, le juge considère en quelque sorte que les fautes sont à peu près inévitables et finalement excusables précisément à cause de cette difficulté présentée par l’accomplissement de l’activité en cause.

En réalité, une autre raison vient s’ajouter, c’est l’idée de souveraineté. Lorsque le juge a accepté de soumettre les activités dites de souveraineté (notamment de police) à un régime de responsabilité, il ne l’a fait que progressivement en exigeant d’abord pour ces services la commission d’une faute lourde (voire jusqu’aux années 1960 la commission d’une faute manifeste et d’une exceptionnelle gravité). Il subsiste encore aujourd’hui quelques traces de cette évolution même si l’on rencontre de moins en moins de services dont la responsabilité relève de la faute lourde.

Pour certaines activités, une faute lourde reste néanmoins exigée pour engager la responsabilité de l’administration :

  • Les activités de police administrative en période d’état d’urgence (CE, ass., avis, 6 juill. 2016, n° 398234 et n° 399135, Napol et a.) ;
  • Le fonctionnement des juridictions : cas de la responsabilité de l’État du fait du fonctionnement des juridictions judiciaires ou administratives :
    • Juridictions judiciaires : la loi du 5 juillet 1972 dispose que l’État est tenu de réparer les dommages causés par le fonctionnement défectueux du service de la justice, mais cette obligation n’existe qu’en cas de faute lourde ou de déni de justice (sauf exception prévue par la loi du 15 juin 2000 de l’indemnisation sans condition de faute des personnes bénéficiant d’une décision de non-lieu, relaxe ou acquittement après avoir été placées en détention provisoire).
    • Juridictions administratives : principe de responsabilité pour faute lourde admis en 1978 (CE ass., 1978, Darmont), sauf dans deux cas :
      • Irresponsabilité pour les dommages résultant d’une décision devenue définitive (CE ass, 1978, Darmont), sauf si la décision est entachée d’une violation manifeste d’une disposition du droit de l’Union européenne ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers (CE, 2008, Gestas).
      • Exigence d’une faute simple lorsque le préjudice résulte de la durée déraisonnable d’une procédure (CE ass, 2002, ministre de la Justice c. Magiera).
  • Activités de contrôle : faute lourde pour engager l’activité de l’administration du fait d’une activité de contrôle sur une autre entité, par exemple :
    • Contrôle de tutelle sur les établissements publics (CE ass., 1946, Caisse départementale d’assurances sociales de Meurthe-et-Moselle) ;
    • Carence du préfet à exercer son pouvoir de substitution (CE, 2005, société fermière de Campoloro) ;
    • Contrôle des autorités administratives indépendantes de régulation sur les banques (CE ass., 2001, ministre de l’Economie c. Kechichian et autres) ;
    • SAUF dans certains cas où une faute simple suffit :
      • Contrôle du licenciement des salariés protégés (CE, 1984, Société Gallice) ;
      • En matière de santé : contrôle des centres de transfusion sanguine (CE ass., 1993, D., B., G.) et police du médicament (CE, 2016, B.A.) ;
      • En matière de contrôle technique : des navires (CE, 1998, Améon) et des camions de transport (CE, 2008, Société Capraro) ;
      • Contrôle de la navigation aérienne (CE, 2010, Cyrot) ;
      • Contrôle des installations classées (CE, 17 déc. 2014, n° 367202 et n° 367203, Min. Écologie, dév. durable et énergie c/ Gilbert et a.)
      • Contrôle de l’inspection du travail en matière d’hygiène et de sécurité (CE, 2020, Ministre du travail c. M. A.).

La cohérence du régime de la faute lourde n’apparaît pas toujours avec évidence s’agissant notamment des deux derniers cas (juridictions et activités de contrôle). Concernant les juridictions, la doctrine explique qu’il s’agit d’éviter de mettre en place un degré supplémentaire de juridiction par la mise en cause de la responsabilité du tribunal. Quant aux activités de contrôle, il s’agirait d’éviter un transfert systématique de responsabilité de l’organisme contrôlé vers le contrôleur.

La preuve de la faute

La preuve de la faute incombe en principe au requérant qui doit à la fois prouver la faute et son degré de gravité lorsqu’une faute lourde est exigée. Toutefois, le juge administratif a voulu faciliter la tâche des victimes en mettant sur pied un système de présomptions de faute dans certains cas. La présomption de faute a pour intérêt de renverser la charge de la preuve : c’est donc à l’administration de prouver qu’elle n’a pas commis de faute si elle veut s’exonérer de sa responsabilité. Cette présomption de faute a été essentiellement établie dans deux grands domaines : les dommages causés aux usagers des ouvrages publics (a) et les conséquences anormales d’actes médicaux (b).

Présomption en cas de dommage causé aux usagers des ouvrages publics

En matière de dommage causé par un ouvrage public, le juge présume qu’il y a eu défaut d’entretien normal de l’ouvrage, et c’est donc à l’administration de prouver qu’il y a eu entretien normal. Par exemple, dans le cas d’un automobiliste qui percute un arbre tombé sur la chaussée, l’administration pourra s’exonérer de sa responsabilité si elle prouve que l’arbre venait juste de tomber, ce qui ne lui permettait pas de l’enlever avant le passage de l’automobiliste en cause, et que l’état extérieur de l’arbre ne laissait pas présager sa chute.

Présomption pour les conséquences anormales d’actes médicaux

Sont ici en concernés les dommages causés aux malades en traitement dans les hôpitaux publics lorsque les soins qui leur sont donnés ont des conséquences anormales. Le juge considère alors que ces conséquences ne peuvent s’expliquer que par une faute dans l’organisation ou le fonctionnement du service, ces conséquences « révèlent » l’existence d’une faute présumée, qu’il est extrêmement difficile pour l’administration de renverser. Au départ en lien avec les dommages anormaux (CE, 1960, Savelli), elle est aujourd’hui étendue à tous les préjudices résultant d’activités bénignes (CE, 1962, Meier : à propos d’une piqûre ayant provoqué une paralysie) et à toutes les maladies et infections nosocomiales, c’est-à-dire contractées sur les lieux de soin (CE, 1988, Cohen). Cette dernière hypothèse a été codifiée par le législateur par la loi du 4 mars 2002, soulignant que l’administration peut renverser la présomption si elle rapporte la preuve d’une cause étrangère (art. L1142-1 I. al. 2 du Code de la santé publique).

La responsabilité sans faute

A côté de la responsabilité pour faute apparaît de manière prétorienne en 1895 un régime de mise en jeu de la responsabilité de l’administration en dehors de toute faute (CE, 1895, Cames). La responsabilité sans faute est une responsabilité de plein droit. Elle emporte en ce sens trois conséquences :

  1. La victime n’a pas à prouver de faute de l’administration pour être indemnisée. Il suffit d’établir qu’il existe un lien de causalité entre le dommage et une activité imputable à l’administration ;
  2. L’administration ne peut pas s’exonérer en prouvant qu’elle n’a pas commis de faute, ni en invoquant le fait d’un tiers. Les seules causes d’exonération sont la faute de la victime et la force majeure ;
  3. La responsabilité sans faute est d’ordre public, ce qui signifie que le juge saisi peut la relever d’office.

Le juge a admis la mise en œuvre de cette responsabilité dans deux grandes catégories de cas : lorsque par son activité l’administration crée un risque (1) ou lorsqu’elle engendre un dommage particulièrement grave pour un ou quelques administrés (2).

Depuis plusieurs années, le législateur intervient également pour mettre en place des régimes spécifiques d’indemnisation fondés sur une responsabilité sans faute (3).

La responsabilité sans faute pour risque créé

Ici l’élément d’anormalité à l’origine de la mise en œuvre de la responsabilité se situe au niveau de la situation créée par l’administration : celle-ci par son activité crée un risque pour les administrés et si le risque se réalise en causant un dommage, ce dommage devra être réparé sans que la victime soit obligée de prouver la faute de l’administration. Cette hypothèse correspond à celle d’un dommage accidentel.

Cette responsabilité pour risque existe en matière de choses et d’activités dangereuses (a) depuis le début du siècle, plus précisément depuis un arrêt de 1919 à propos des dommages causés par l’explosion d’un fort dans lequel était entreposé un stock de munitions (CE, 28 mars 1919, Regnault-Desroziers). Elle a ensuite été étendue à d’autres activités, à savoir les dommages accidentels de travaux publics ou d’ouvrages publics (b) et les accidents survenus aux collaborateurs occasionnels de l’administration (c).

Le risque créé par les choses ou activités dangereuses de l’administration

Ces activités et choses dangereuses de l’administration peuvent résulter de trois situations : l’utilisation par l’administration de choses dangereuses, l’utilisation de méthodes dangereuses, le fait de placer des individus dans une situation dangereuse.

  • Choses dangereuses : Pour les tiers à l’activité en cause existe donc un régime de responsabilité pour risque. Il en va ainsi par exemple des dommages résultant de la détonation d’explosifs stockés dans un bâtiment voisin (CE, 28 mars 1919, Regnault-Desroziers) ou encore des dommages résultant de l’usage d’armes à feu subis par les tiers aux opérations de police administrative (CE, 24 juin 1949, Lecomte. Attention cependant, si l’activité est qualifiable d’opération de police judiciaire, l’affaire relève du juge judiciaire). En revanche, ni les grenades lacrymogènes, ni les matraques, ni les fusées de feu d’artifice ne sont considérées comme des choses dangereuses (il faudra donc prouver l’existence d’une faute pour entraîner la responsabilité de l’administration). En 2018, la CAA de Nantes a toutefois considéré les LBD (flashballs) comme des armes dangereuses (CAA Nantes, 2018, ministre de l’Intérieur).
  • Utilisation de méthodes dangereuses : cette situation de responsabilité pour risque résulte d’un arrêt du Conseil d’État de 1956 dans une affaire impliquant un centre de rééducation de mineurs délinquants en milieu ouvert, le juge considérant alors que par elles-mêmes ces conditions de surveillance entraînent « un risque spécial pour les tiers résidant dans le voisinage » (CE, 3 février 1956, Thouzellier). Cette jurisprudence a ensuite été étendue à tous les dommages causés à des tiers par des mineurs placés par l’institution judiciaire (CE, 11 février 2005, GIE Axa courtage. S’agissant des dommages causés par des mineurs en danger placés mais non délinquants, cette responsabilité est cependant fondée sur l’idée de garde assurée par l’établissement, alors que la responsabilité pour les dommages causés par des mineurs délinquants placés est fondée sur le risque créé par cette méthode de placement voulue par l’État). Le Conseil d’État a appliqué le même régime de responsabilité pour les sorties d’essais de personnes souffrant de troubles psychiatriques faisant l’objet d’un internement (CE, 13 juillet 1967, département de la Moselle) et aux permissions de sortie accordées aux détenus (CE, 2 décembre 1981, Theys).
  • Placement en situation dangereuse : si l’administration place son personnel en situation dangereuse, elle est tenue de l’indemniser sur le fondement du risque créé. Il en va ainsi pour la responsabilité de l’État quant au dommage subi par une institutrice ayant donné naissance à un enfant aveugle du fait qu’elle avait dû faire classe alors qu’elle était enceinte pendant une épidémie de rubéole (CE, 6 novembre 1968, ministre de l’Education nationale c. dame Saulze).
Dommages accidentels de travaux publics ou d’ouvrages publics

Les tiers aux travaux et ouvrages publics bénéficient d’un régime de responsabilité sans faute pour risque en cas de dommage. La mise en place de ce régime plus favorable résulte du fait que le tiers ne profite pas de l’ouvrage, contrairement aux usagers qui en acceptent certains inconvénients en contrepartie de l’avantage qu’ils tirent de cette utilisation.

C’est par exemple le cas pour les dommages causés par un bâtiment public sur des bâtiments tiers. Si un tel bâtiment public prend feu, et que le feu se communique à l’immeuble voisin, les dommages causés seront indemnisés sur la base de la responsabilité pour risque pour dommages accidentels (CE, 13 juillet 1965, Arbez-Gindre). Il en va de même pour le dommage causé à la personne se promenant sur une route et qui est blessée par la chute d’un câble électrique (CE, 12 octobre 1962, dame Sidore Trotta).

Attention, ce régime ne joue donc pas pour les usagers d’ouvrage public. Comme précisé ci-avant, c’est alors un régime de faute présumée pour défaut d’entretien normal de l’ouvrage (dans l’affaire Sidore Trotta, la victime est usager de l’ouvrage public route, mais l’origine de son préjudice se situe dans la chute d’un câble électrique dont elle n’est pas usager à ce moment, d’où la mise en jeu d’une responsabilité pour risque).

Accidents survenus aux collaborateurs occasionnels de l’administration

Lorsqu’une personne apporte occasionnellement son concours à un service public et qu’elle est victime d’un préjudice, elle pourra faire jouer la responsabilité sans faute de l’administration dans la mesure où certaines conditions sont réunies. Cette jurisprudence s’est développée pour permettre à des victimes d’être indemnisées alors qu’elles ne peuvent pas profiter de la législation sur les accidents du travail ou de la législation sur les pensions dans la fonction publique.

Elle est ainsi utilisée une première fois pour indemniser un ouvrier de l’État qui n’aurait pas pu l’être autrement (CE, 1895, Cames), puis elle est étendue depuis la Seconde guerre mondiale pour indemniser les personnes qui apportent de manière très ponctuelle leur concours à un service public (CE, 22 novembre 1946, commune de St Priest la plaine). Dans cette affaire de 1946, deux habitants d’une commune avaient accepté à la demande du maire de tirer bénévolement le feu d’artifice pour la fête locale et avaient été blessés à cette occasion.

Pour la faire jouer, il faut réunir trois conditions cumulatives :

  • La collaboration à un service public, même s’il n’est pas formellement organisé ; par exemple, une personne décédée alors qu’elle porte secours à une autre sur une plage et que la commune n’a pas mis en place un tel service de secours (CE, 25 septembre 1970, commune de Batz sur mer) ;
  • La collaboration doit être justifiée : l’intervention de la personne doit s’imposer (du fait de l’urgence notamment) ou être requise ou demandée par les autorités publiques. N’est en ce sens pas justifiée l’intervention d’une personne qui aide six infirmiers à faire monter un malade dans une voiture (CE, 14 décembre 1981, Guinard) ;
  • La collaboration ne doit pas être le fait d’un usager du service public : Il faut en principe que le collaborateur soit un tiers par rapport au service public auquel il apporte sa collaboration, et non un usager (CE, 27 octobre 1961, Kormann, cas d’un élève blessé au cours d’une épreuve de sport par les balles lancées par les candidats et que l’examinateur lui avait demandé de ramasser).

La responsabilité sans faute pour préjudice anormal et spécial

Également appelée responsabilité sans faute fondée sur l’égalité devant les charges publiques, ce régime de responsabilité résulte de l’action légale de l’administration qui crée un préjudice particulièrement important au détriment de quelques administrés. Contrairement aux hypothèses envisagées dans les autres systèmes de responsabilité, le dommage ici n’a pas un caractère accidentel, il est au contraire la conséquence normale, prévisible de certaines situations résultant de l’action administrative.

Pour qu’il y ait mise en jeu de la responsabilité de l’administration dans un tel cas, il faut donc qu’il y ait un élément d’anormalité et cet élément ne peut se situer qu’au niveau du préjudice : le préjudice est tel qu’il y a une nette rupture de l’égalité devant les charges publiques entre les administrés. C’est ce qui explique que le dommage n’est réparé que s’il est particulièrement grave et spécial (c’est-à-dire qu’il ne touche que quelques personnes et non toute une catégorie d’administrés).

En d’autres termes, le préjudice doit excéder les inconvénients normaux de la vie en société, il doit aller au-delà de ce que l’administré doit pouvoir supporter du fait de l’action administrative. La mise en jeu de cette responsabilité reste donc exceptionnelle et elle concerne essentiellement deux séries d’hypothèses : la responsabilité du fait des actes normatifs (1) et du fait des dommages permanents de travaux publics (2).

Responsabilité du fait des actes normatifs

En matière de responsabilité du fait des actes normatifs, la responsabilité sans faute n’existe que si l’acte en question est légal (sinon, c’est une responsabilité pour faute du fait d’un acte illégal). Ce régime de responsabilité trouve à s’appliquer pour les lois (a), les engagements internationaux (b) et les décisions administratives régulières (c).

Responsabilité du fait des lois

En principe le juge ne peut pas porter d’appréciation sur la loi à cause du principe de séparation des pouvoirs (et sauf le cas particulier du contrôle de conventionnalité). S’il est saisi d’une demande en réparation d’un préjudice causé par une loi, il va donc rechercher si le législateur a eu l’intention d’admettre la réparation de ce préjudice ; plus exactement il va rechercher si le législateur a exclu toute possibilité de réparation ou non.

La possibilité d’un tel régime de responsabilité a été admise par le juge en 1938 (CE, 1938, SA des produits laitiers La Fleurette). En l’espèce, la société requérante souhaitait obtenir réparation du préjudice que lui causait la loi du 29 juin 1934 votée pour protéger les intérêts des producteurs de lait et interdisant la fabrication et la commercialisation de tout produit « présentant l’aspect de la crème, destiné aux mêmes usages et ne provenant pas exclusivement du lait », cela alors que la société La Fleurette fabriquait précisément un produit de ce type. Le Conseil d’État a admis dans cette affaire la réparation du préjudice subi par la société car « rien ne permettait de penser que le législateur avait entendu faire supporter par l’intéressé une charge qui ne lui incombe pas normalement ».

Ce type de responsabilité est très rarement mis en jeu, notamment parce que l’exigence de spécialité du préjudice est rarement remplie. Le Conseil constitutionnel estime cependant qu’une loi excluant toute indemnisation serait contraire à la Déclaration des droits de l’Homme dont l’article 13 pose le principe d’égalité devant les charges publiques (CC décision 440 DC du 10 janvier 2001)

Responsabilité du fait des engagements internationaux et des actes de gouvernement

C’est depuis 1966 que le juge administratif accepte le principe d’une indemnisation pour préjudice causé par l’application d’une convention internationale régulièrement ratifiée ou approuvée et ayant des effets directs en droit interne (CE, 1966, compagnie générale d’énergie radioélectrique. En l’espèce il refuse l’indemnisation en raison de l’absence d’un préjudice spécial). Le Conseil d’État accepte pour la première fois d’indemniser un requérant sur ce fondement en 1976 (CE, 1976, ministre des Affaires étrangères c. Burgat). En l’espèce, M. Burgat avait loué un appartement à un diplomate étranger qui ne payait pas son loyer et il s’était heurté dans toutes ses actions à l’immunité de ce diplomate en vertu des accords internationaux sur l’immunité accordée aux diplomates étrangers.

Cette responsabilité du fait des conventions internationales est encore plus exceptionnelle que celle du fait des lois. Il faut ajouter que le Conseil d’État (CE, 2004, société Gillot) exclut la possibilité de mettre en jeu la responsabilité sans faute de l’État pour préjudice anormal lorsqu’un dommage résulte de l’application stricte du droit de l’Union européenne, c’est-à-dire lorsque l’État n’a pas le choix des moyens à mettre en œuvre. Dans ce cas-là, la responsabilité est à rechercher devant la CJUE.

Le Conseil d’État a par ailleurs admis en 2016 la possibilité de mettre en jeu la responsabilité de l’État du fait d’actes de gouvernement sur la base du régime de responsabilité sans faute pour préjudice anormal et spécial applicable aux engagements internationaux (CE, 2016, n°382319).

Il confirme cette jurisprudence touchant aux actes de gouvernement en 2024, en dehors de toute mise en œuvre d’un engagement international, en matière de conséquences dommageables de l’exercice de la protection diplomatique (CE, 24 octobre 2024, n° 465144).

Responsabilité du fait des décisions administratives régulières

Deux hypothèses sont à retenir en matière de responsabilité sans faute du fait des décisions administratives régulières, suivant que l’acte en cause est réglementaire ou individuel :

  • Décisions individuelles régulières : cette hypothèse renvoie principalement aux refus d’agir pouvant causer un préjudice, même si le refus est légal (et donc ne contrevient pas à une obligation d’agir). De telles décisions n’engagent la responsabilité de l’administration qu’à condition que le préjudice soit anormal et spécial (CE, 1923 Couitéas). Dans cette affaire, le propriétaire d’un terrain occupé par des personnes nomades a obtenu un jugement prononçant leur expulsion mais l’administration a refusé de prêter son concours pour faire exécuter cette décision. Ce refus de concours des forces de police est légal dans la mesure où il est justifié par la crainte de troubles à l’ordre public plus importants que le préjudice subi. Le Conseil d’État a toutefois considéré que le propriétaire qui subit un préjudice important n’a pas à supporter les conséquences de cette décision prise dans l’intérêt général. Il y a donc à son détriment une rupture de l’égalité devant les charges publiques qui doit être réparée. Mais cette jurisprudence tend à disparaître dès lors que le Conseil constitutionnel considère que l’administration ne peut refuser de prêter son concours à l’exécution d’un jugement qu’en cas de circonstances exceptionnelles tenant à la sauvegarde de l’ordre public (CC, 29 juillet 1998, lutte contre les exclusions). Dans les autres cas, le refus de concours constitue donc une faute entraînant responsabilité pour faute.
  • Décisions réglementaires régulières : c’est une hypothèse assez rare. On la rencontre notamment dans une affaire de 1963 (CE, 1963, Commune de Gavarnie). En l’espèce, le maire avait réglementé par arrêté la circulation sur les chemins de montagne conduisant au cirque de Gavarnie. L’un des chemins était alors réservé aux piétons, l’autre aux touristes se promenant à cheval ou à dos d’âne, cela pour éviter des accidents. Mais ce trajet causait un préjudice à un marchand de souvenirs installé au bord du chemin réservé aux chevaux, un préjudice que le juge a accepté d’indemniser sur la base du préjudice anormal et spécial.
Responsabilité du fait des dommages permanents de travaux publics

Des travaux publics peuvent causer des dommages permanents aux tiers. Ce sont essentiellement des inconvénients de voisinage (bruits, odeurs, fumées, difficultés d’accès…) dus à la proximité de travaux publics. Là encore, ces dommages n’ouvrent droit à réparation que s’ils sont anormaux et spéciaux (ils ne doivent donc affecter que quelques personnes) :

  • CE, 1971, époux Blandin : laconstruction d’une autoroute à proximité immédiate d’une maison occasionne des troubles de jouissance et entraîne une diminution de la valeur de la propriété.
  • CE, 1992, Société Bac Montalembert et Saint-Martin : responsabilité engagée en raison du bruit supporté par un hôtel pendant les deux années de la construction d’un parking souterrain.

Comme on vient de le voir, les hypothèses dans lesquelles la responsabilité administrative peut se trouver engagée sont nombreuses, même si les actions engagées ne conduisent pas toujours, loin de là, à une indemnisation. Sans être exhaustif, il faudrait encore ajouter les lois, de plus en plus nombreuses, qui ont mis en place des régimes spécifiques de responsabilité sans faute.

Régimes législatifs de responsabilité sans faute

En dehors des régimes prétoriens de responsabilité sans faute, le législateur est intervenu spécialement dans certains domaines pour mettre en place un tel régime. Au départ limitée à certains cas rares, les attroupements et rassemblements (a) et la vaccination obligatoire (b), cette intervention législative tend à se généraliser par la mise en place de plus en plus fréquente de fonds d’indemnisation de victimes d’activités impliquant une personne publique (c).

Les attroupements et rassemblements

Les attroupements et rassemblements présentent toujours le risque de provoquer des dommages dont les auteurs sont très difficiles à identifier. Le législateur est très tôt intervenu pour permettre d’indemniser les victimes, dès la loi du 10 Vendémiaire An IV (2 octobre 1795) qui faisait peser une présomption de faute sur les communes, avec un contentieux relevant des juridictions judiciaires (les seules à l’époque). La loi du 16 avril 1914 transforme ce régime en un régime de responsabilité sans faute du fait des attroupements. Les lois des 7 janvier 1983 et 9 janvier 1986 viennent respectivement faire peser cette responsabilité sur l’État (et non plus les communes) et redonner le contentieux au juge administratif.

Deux conditions sont prévues pour la mise en œuvre de ce régime de responsabilité sans faute :

  • Le dommage doit résulter de crimes ou de délits (une simple bousculade ne suffit pas) ;
  • Le dommage doit être en relation suffisamment directe avec l’attroupement (sont exclus les dommages causés par des individus isolés ou du fait d’opérations préméditées – CE 25 mars 1992, cie d’assurance Mercator).
Vaccination obligatoire et aléa thérapeutique

En matière médicale, le Conseil d’État refusait d’admettre le principe d’une responsabilité sans faute (CE ass., 7 mars 1958, Déjous).

C’est le législateur qui intervient dans un premier temps par la loi du 1er juillet 1964 qui instaure un régime d’indemnisation des dommages résultant de la vaccination obligatoire (le sujet à l’origine de l’arrêt précité).

Puis le Conseil d’État finit par admettre la possibilité d’engager la responsabilité sans faute des établissements publics hospitaliers pour des dommages non fautifs résultant d’actes ou de matériels médicaux (CE ass., 9 avr. 1993, Bianchi).

Ce régime est ensuite codifié au Code de la santé publique (art. L. 1141-1 à L. 1143-1) par la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 dont le Titre IV vise la réparation des conséquences des risques sanitaires.

Autres domaines

Depuis la fin du XXe siècle, le législateur est intervenu de plus en plus fréquemment en vue d’indemniser certains préjudices sur le fondement d’une responsabilité sans faute souvent proche de l’idée d’une responsabilité pour risque (loi du 5 janvier 2010 mettant en place une responsabilité sans faute de l’État pour indemniser les victimes d’essais nucléaires) ou d’une responsabilité pour préjudice anormal et spécial (loi du 31 décembre 1991 sur l’indemnisation des victimes du SIDA post-transfusionnel).

Pour citer cette page : Marie-Joëlle Redor-Fichot et Xavier Aurey, « I. Le fait générateur de responsabilité », Introduction au droit administratif, Fondamentaux, 2024 [https://fondamentaux.org/?p=1309]

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