Quelques réflexions sur un chameau et un moustique, l’état d’urgence et le Conseil constitutionnel
« Ma foi, sur l’avenir bien fou qui se fiera: Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera »
Jean Racine, Les plaideurs, I, 1 (1668)
Les péripéties qui entourent le régime juridique de l’état d’urgence n’ont rien à envier au grotesque de la campagne pour les élections présidentielles qui se joue en ce moment en France. Dans les deux cas, les rebondissements sont multiples, l’incertitude règne, et le pire est toujours possible.
À propos de l’état d’urgence, la dernière péripétie en date est constituée par la décision n° 2017-624 QPC du 16 mars 2017, M. Sofiyan I. Le Conseil constitutionnel y annule une disposition relative aux assignations à résidence en se basant sur un moyen qu’il soulève d’office tout en balayant d’un revers de la main un argument pourtant non dénué de pertinence.
Le moustique du droit à un recours juridictionnel effectif
Dans cette décision, le Conseil censure partiellement le régime des assignations à résidence longue durée, sur le fondement de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen.
Dans le cadre de l’état d’urgence, les assignations à résidence sont prononcées par le ministre de l’Intérieur contre une personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». La mesure n’est pas une sanction pénale : elle est prononcée à titre conservatoire.
C’est parce que l’administration (généralement, les services de renseignement intérieur ou de police) estime que la personne visée représente, potentiellement, une menace, un danger, que celle-ci est assignée. Dans le cadre du maintien de l’ordre public, on distingue classiquement entre police administrative et police judiciaire. Quand la première vise à préserver l’ordre public en prévenant la commission d’infractions, la seconde a pour objet la répression d’infractions déjà commises. L’arsenal offert par l’état d’urgence, quant à lui, constitue presque ce que l’on pourrait qualifier de police prédictive. Il s’agit d’empêcher un passage à l’acte que les services de l’État estiment inéluctable.
Certaines personnes assignées le sont depuis maintenant plus d’un an. Concrètement, elles ne peuvent généralement pas sortir de leur domicile la nuit (entre 22h et 6h du matin) et doivent pointer dans un commissariat une à trois fois par jour. Ces contraintes sont lourdes et constituent incontestablement une restriction importante de la liberté des personnes assignées.
Le législateur, qui a adopté sans sourciller cinq lois de prorogation, a pris acte du caractère liberticide de telles mesures et a estimé nécessaire qu’un contrôle soit établi sur les décisions du ministre. Il a, notamment, posé une limite temporelle aux assignations à résidence en estimant que celles-ci ne pouvaient être prononcées pendant une durée supérieure à un an (loi du 19 décembre 2016).
Ce principe est, bien évidemment, oserait-on dire, immédiatement assorti d’une exception encadrée par un mécanisme tellement original qu’il a fait l’objet d’une censure constitutionnelle le 16 mars 2017. Le ministre peut ainsi demander au juge des référés du Conseil d’État l’autorisation de prolonger une assignation au-delà du délai de douze mois pour une durée maximale de trois mois supplémentaires.
Le problème, soulevé d’office par le Conseil constitutionnel, tient en ce que le Conseil d’État est déjà le juge de la légalité d’une assignation à résidence. Une personne visée par une telle mesure peut en effet la contester devant la juridiction administrative au sommet de laquelle trône le Conseil d’État. Ce dernier statue donc, en dernier ressort, sur la décision visant à assigner à résidence une personne.
Si, dans le cadre contentieux, il considère que l’administration a estimé à juste titre que le comportement de la personne visée présentait bien une menace pour l’ordre public, va-t-il se déjuger quelque temps plus tard pour refuser au ministre l’autorisation de prolonger une telle mesure ?
Le Conseil constitutionnel a estimé que cette hypothèse mettait à mal le droit à un procès équitable et, dans le considérant n° 12 de sa décision de mars 2017, affirme :
« les dispositions contestées attribuent au Conseil d’État statuant au contentieux la compétence d’autoriser, par une décision définitive et se prononçant sur le fond, une mesure d’assignation à résidence sur la légalité de laquelle il pourrait ultérieurement avoir à se prononcer comme juge en dernier ressort. Dans ces conditions, ces dispositions méconnaissent le principe d’impartialité et le droit à exercer un recours juridictionnel effectif. ».
En confiant au Conseil d’État le pouvoir d’autoriser les prolongations exceptionnelles d’assignations à résidence au-delà de douze mois, le législateur a violé la Constitution. La disposition est donc annulée et il y a fort à parier que la plupart des personnes assignées se verront délivrer de leurs obligations et pourront retrouver une activité normale dans les jours à venir.
Le chameau de la liberté individuelle
La censure du Conseil n’est toutefois que partielle et ce dernier rejette l’argument principal du requérant qui portait sur la nature de l’assignation : celle-ci constitue-t-elle une limitation à la liberté individuelle ou une simple restriction à la liberté de circulation. Si la distinction semble amphigourique, elle n’en présente pas moins un intérêt certain et concret : le régime juridique qui entoure la liberté personnelle d’un côté et la liberté de circulation de l’autre est différent et la première fait l’objet d’une protection accrue.
Surtout, l’article 66 de la Constitution affirme : « Nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi. ». Autrement dit, une mesure qui vise à limiter ou restreindre celle-ci ne peut se faire que sous le contrôle du juge judiciaire et non pas du juge administratif.
Or, la loi de 1955, telle que révisée en novembre 2015, notamment, prévoit l’existence d’un bloc de compétence contentieuse au profit du juge administratif. Si l’on analyse l’assignation comme une restriction de la liberté de circulation, il n’y a aucun problème à cela. En revanche, si l’on considère qu’il s’agit d’une privation de la liberté personnelle, il aurait alors fallu confier ce contentieux au juge judiciaire sous peine de violer l’article 66.
Dans une première décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, le Conseil constitutionnel a tranché la question : tant que le confinement à domicile est inférieur à douze heures par jour, il s’agit bel et bien d’une restriction à la liberté de circulation. Le juge administratif peut être compétent sans qu’une entorse à la Constitution ne puisse être relevée. Heureuse coïncidence, cette limite de douze heures était précisément celle qu’avait fixée le législateur. Le Conseil a donc estimé que rien n’interdisait au législateur de confier au juge administratif le contentieux des assignations.
Lors des débats qui ont donné lieu à la décision de mars 2017, le requérant et ses avocats ont adroitement tenté d’infléchir la jurisprudence du Conseil. Il ne s’agissait pas le faire revenir sur sa décision du 22 décembre 2015, mais plutôt de procéder à une nouvelle analyse, en se focalisant sur un point précis : le fait que le requérant était assigné à résidence depuis plus d’un an.
Las, le Conseil balaie à nouveau l’argument en affirmant péremptoirement et sans vraiment s’expliquer que
« [l]a seule prolongation dans le temps d’une mesure d’assignation à résidence ordonnée dans les conditions prévues par l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 n’a toutefois pas pour effet de modifier sa nature et de la rendre assimilable à une mesure privative de liberté. ».
Il n’est toutefois pas certain que l’appréciation du juge français soit tout à fait identique à celle de la Cour européenne qui effectue un contrôle beaucoup plus minutieux. La Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales distingue en effet également la liberté personnelle, protégée à l’article 5 de la liberté de circulation garantie par l’article 2 du protocole 4.
La Cour estime qu’ « [e]ntre une privation et une restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, et non de nature ou d’essence ». Elle procède donc à une analyse casuistique en se fondant sur un ensemble d’éléments afin de distinguer entre les deux et prend en compte des critères tels que « le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée » (Cour EDH, 6 novembre 1980, Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, §92 et s.).
Ainsi, en ce qui concerne les modalités d’assignations, la Cour, dans une affaire de 2006, Freimanis et Līdums c. Lettonie, estime qu’une assignation simple ne constitue qu’une restriction à la liberté de circulation tant que celle-ci n’implique pas de confinement dans un local déterminé1. A contrario, une assignation assortie d’un confinement au domicile, et c’est le cas des assignations de l’état d’urgence, pourrait donc être analysée comme une privation de liberté.
Le 23 février 2017, la Cour a réaffirmé sa jurisprudence de 1980 dans une affaire Tommaso c. Italie (requête n° 43395/09). Si, dans cette affaire, la majorité des juges a estimé que la mesure contestée relevait de la liberté de circulation, la Cour a tout de même rappelé que la durée de l’assignation devait être prise en compte pour distinguer entre privation de liberté et restriction de liberté de circulation. Surtout, il est intéressant de se reporter aux deux opinions en partie dissidentes des juges Kūris et Pinto de Albuquerque. Ils y soulignent leur attachement à l’analyse des modalités de l’assignation du requérant et insistent sur la longueur de l’assignation en cause, qui a duré 221 jours, soit bien moins que celle de certaines personnes assignées en France.
Dès lors, plus les assignations se prolongent, plus grande est la probabilité que les juges de Strasbourg estiment que l’on bascule d’une simple restriction à la liberté de circulation à une mesure privative de liberté. La Cour de Strasbourg ne manquera pas d’être saisie par des justiciables assignés dans le cadre de l’état d’urgence et il n’est pas certain qu’elle partagera l’analyse du Conseil constitutionnel.
EN GUISE DE CONCLUSION…
La censure partielle du Conseil constitutionnel s’inscrit dans le cadre d’un contentieux qui dure depuis maintenant plus d’un an et a donné lieu à plusieurs décisions du Conseil dans le cadre des questions prioritaires de constitutionnalité introduites depuis la révision de 2008. Il existe désormais deux modalités de contrôle de la conformité des lois à la constitution. La première modalité est exercée a priori, avant l’entrée en vigueur de la loi (article 61), la seconde, a posteriori, dans le cadre d’un litige (article 61-1).
Dans le cadre du contrôle a priori, la saisine du Conseil constitutionnel n’est ouverte qu’à un nombre limité d’autorités, dont soixante députés ou soixante sénateurs. Dans le cadre du contrôle a posteriori, la saisine se fait par le justiciable, celui à qui on applique le texte dont il considère qu’il est contraire à la Constitution.
Le Conseil n’a jamais été saisi dans le cadre de la saisine a priori : il ne s’est pas trouvé soixante sénateurs ou soixante députés pour demander un contrôle de la conformité des lois portant prorogation de l’état d’urgence à la Constitution. Pourtant, dès novembre 2015, des doutes sont évoqués. Devant les sénateurs, le Premier ministre d’alors reconnaît même qu’il existe un « risque à saisir le Conseil constitutionnel » et leur demande expressément d’y renoncer (à cet égard, voir cet article de M. F. Savonitto).
Cette volonté assumée de s’écarter du principe de légalité interroge. Il ne s’agit certes que d’une neutralisation provisoire du juge constitutionnel, mais ce contournement permet de fait l’applicabilité de normes contraires à la Constitution pendant parfois plusieurs mois et met à mal le principe de sécurité juridique.
Et cela donne les résultats attendus : des dispositions sont appliquées durant plusieurs mois, avant qu’un constat de non-conformité ne soit déclaré par le Conseil constitutionnel.
Il en résulte une construction casuistique du régime de crise. Le cas des perquisitions administratives et de l’exploitation des données électroniques éventuellement copiées suite à celles-ci en est une illustration flagrante (art. 11 de la loi de 1955). Le Conseil censure en partie cette disposition pour la première fois dans sa décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016. Le législateur tente d’y remédier dans la loi du 21 juillet 2016. Une deuxième QPC est alors déposée contre cette nouvelle version que le Conseil censure, à nouveau2 : un même article de loi fait ainsi l’objet de deux censures en moins d’une année. Ces péripéties, et la faible participation aux scrutins des lois de prorogation en est un autre exemple3, illustrent le désintérêt porté par les parlementaires à cette question de l’état d’urgence qui a été laissée entre les mains de l’exécutif et singulièrement entre celles du ministère de l’Intérieur.
L’état d’urgence est-il une question trop sérieuse pour être confiée aux parlementaires ? Le fait est que ceux-ci, à de trop rares exceptions près, ne se sont pas pleinement saisis de leur rôle de contre-pouvoir. Aux citoyens de se saisir de cette question. La lutte anti-terroriste a un coût ; l’état d’urgence, qui n’a jusqu’ici guère démontré son efficacité, également. Si l’on veut assurer la sécurité tout en respectant les droits et les libertés, peut-être faut-il réfléchir à d’autres méthodes et mettre un terme à ce régime d’exception, plutôt que de l’agiter frénétiquement comme un talisman qui nous protégerait contre d’autres attentats.
Pour citer ce document : Vincent Souty, « Quelques réflexions sur un chameau et un moustique, l’état d’urgence et le Conseil constitutionnel », Fondamentaux.org, 19 mars 2017 [http://fondamentaux.org/?p=812]
- Cour EDH, 9 février 2006, Freimanis et Līdums c. Lettonie, requêtes n° 73443/01 et 74860/01 : « Pour ce qui est du « placement sous surveillance de la police » et de l’ »assignation à domicile », la Cour relève que ce sont des mesures préventives impliquant certaines restrictions à la liberté de circulation, ainsi que l’obligation de se plier régulièrement à certaines procédures de contrôle (paragraphes 59-60 ci-dessus). En revanche, ces mesures n’impliquaient aucun confinement des intéressés dans un local délimité, ceux-ci restant en principe libres de se déplacer dans les limites géographiques de leur district. Il s’agissait donc de simples restrictions à la liberté de circuler, au sens de l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention, et non d’une « privation de liberté » visée par l’article 5 » (§87).
- Voy. Conseil constitutionnel, décision n° 2016-600 QPC du 2 décembre 2016, M. Raïme A. Dans cette décision, le Conseil estime que cette disposition n’assure pas une « conciliation équilibrée entre le droit au respect de la vie privée et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public » (cons. 16) mais laisse le temps au législateur de remédier à cette déclaration d’inconstitutionnalité. Alors même que la cinquième loi de prorogation est discutée quelques jours après la décision du Conseil, le législateur ne croit pas bon de modifier l’article 11 et profite du délai d’inconstitutionnalité offert pour laisser sciemment en vigueur une disposition pourtant expressément jugée incompatible avec le texte suprême de l’ordonnancement juridique.
- Le 19 novembre 2015, pour la première loi de prorogation, on compte 558 députés votants (551 pour, 6 contre) ; le 16 février 2016, 246 votants (212 pour, 31 contre) ; le 19 mai, 68 votants (46 pour, 20 contre) ; le 21 juillet, 92 votants (87 pour, 5 contre) ; le 13 décembre, 325 votants (288 pour, 32 contre).
Je suis à l’origine de la QPC sur l’article II de la loi, article qui vient d’être censuré. Votre article est admirable, c’est là un exposé fidèle et éclairé. Bravo!
merci !
Merci pour cet article, peut-être un peu trop jargonneux pour un non-initié au droit administratif mais très étoffé et respectueux du droit.
merci, et désolé pour le côté jargonneux : c’est difficile d’essayer de vulgariser tout en essayant de vouloir dire plein de choses, le tout en quelques milliers de signes…
et ba chacun son métier, ça se voit que c’est un travail de pro et merci