Quelques réflexions à propos de l’arrêt Serdar Mohammed vs Secretary of State [2015] EWCA Civ 843
[Cet article ne prétend pas rendre compte de l’intégralité de l’arrêt Serdar Mohammed v Ministry of Defence, tant les développements menés par les juges y sont denses et étoffés. Il s’agit simplement de présenter quelques points saillants de la décision. Par ailleurs, toute remarque ou réflexion sera accueillie avec intérêt par l’auteur de ces lignes, n’hésitez donc pas à laisser un commentaire.]
Le 30 juillet 2015, la Court of Appeal of England and Wales a rendu un important arrêt dans lequel elle considère qu’une partie de la détention de Serdar Mohammed, arrêté et détenu en Afghanistan par les forces armées britanniques et présenté comme un senior Taliban Commander, était contraire à l’article 5 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (ci-après CEDH).
Une partie de la presse britannique s’est déchaînée sur cette décision, qualifiée de « ludicrous », rendue par des juges « out of control », dans la mesure où elle ouvre au requérant la possibilité de demander une substantielle réparation de son préjudice.
L’arrêt conforte les contempteurs de la Cour européenne des droits de l’Homme (ci-après Cour EDH), et il faut reconnaître que le droit britannique n’est qu’à peine évoqué, alors que la décision mobilise en revanche un vaste corpus de normes internationales (résolutions du Conseil de sécurité, droit humanitaire conventionnel et coutumier) et s’intéresse même au droit afghan (des experts ont été appelés à ce sujet). Surtout, la CEDH est mentionnée plus d’une centaine de fois et les juges s’attardent longuement sur la jurisprudence strasbourgeoise (quitte à émettre toutefois certaines réserves quant à la cohérence de cette dernière).
Même si l’affaire est loin d’être close (d’une part, la question du dédommagement doit encore être examinée, d’autre part, et surtout, il y a fort à parier que la Supreme Court soit saisie), la longue décision (cent neuf pages tout de même) de la Court of Appeal mérite à plusieurs titres que l’on s’y attarde, au moins sommairement.
Bref résumé de la décision
Le 7 avril 2010, Serdar Mohammed est capturé dans la province de l’Helmand, en Afghanistan, par les forces armées britanniques dans le cadre d’une opération de la Force internationale d’assistance à la sécurité (ci-après ISAF). Il n’est transféré aux autorités afghanes que le 25 juillet 2010 et est donc resté pendant cent-dix jours dans les geôles britanniques. Le requérant est maintenu en détention sur la foi des services de renseignements qui le considèrent comme un Senior Taliban Commander, spécialisé dans la fabrication d’engins explosifs improvisés1, et le suspectent d’avoir dirigé un camp d’entraînement en 2009. Il est d’ailleurs ultérieurement condamné à dix années d’emprisonnement devant la justice afghane pour finalement être libéré en juin 2014.
Serdar Mohammed, estimant sa détention illégale et arbitraire, saisit les juridictions britanniques d’une demande de dédommagement de son préjudice.
La Court confirme l’application extraterritoriale de la CEDH à la détention du requérant, ce que ne contestait pas le Ministère de la Défense. En effet, même si les faits concernent une situation qui s’est déroulée sur un territoire tiers, le Royaume-Uni exerçait sa juridiction à l’encontre de Serdar Mohammed en application de la décision de la Supreme Court Smith v Ministry of Defence qui transpose en droit britannique la solution de la Cour EDH dans l’affaire Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni(§82).
Les juges considèrent ensuite que la détention est bien attribuable aux forces armées britanniques et non à l’ISAF (§72) et que, par ailleurs, les forces armées de sa Majesté ne pouvaient invoquer l’immunité de l’ONU pour échapper à la mise en cause de leur responsabilité (§81).
Enfin, ils recherchent sur quelle base juridique peut être fondée la détention du requérant. Après avoir admis la validité des quatre-vingt-seize premières heures3, ils s’intéressent aux cent six jours de la seconde période de détention. La Court of Appeal confirme le premier jugement en considérant que ces quatre premiers jours de détention sont conformes à l’article 5 CEDH. Tel n’est pas le cas de la seconde (longue) partie de la détention du requérant. Les juges n’ont pu trouver aucun fondement (ni dans le droit afghan ni dans le droit humanitaire, qu’il soit conventionnel ou coutumier) à cette seconde partie et remarquent, en outre, que le requérant n’a pu bénéficier de garanties procédurales. Ils concluent donc à une violation de l’article 5 CEDH.
Si la décision est intéressante à plus d’un titre, deux points particuliers ont retenu notre attention : d’une part, celui du régime de la détention dans le cadre d’un conflit armé non-international, d’autre part, celui du régime de l’article 15 CEDH dans un cadre extraterritorial.
Le régime de détention dans le cas d’un conflit armé non-international
C’est donc à la seconde partie de la détention que les juges s’intéressent.
Le Ministère de la Défense suggère à la Court of Appeal d’étendre la portée de l’arrêt de la Cour EDH Hassan c. Royaume-Uni aux conflits armés non-internationaux (§122). Dans cet arrêt, la Cour européenne court-circuite l’article 5 de la Convention du fait de l’existence de règles spécifiques de détention en cas de conflit armé international prévues par le droit humanitaire. Cette affaire concernait l’arrestation d’un individu par les forces armées britanniques durant la phase active du conflit irakien (le 23 avril 2003, soit huit jours avant la fin « officielle » des hostilités, prononcées par le Président Bush à bord du porte-avion USS Abraham Lincoln). Néanmoins, la Cour EDH a pris soin de préciser que cette possibilité d’ « accorder » l’article 5 au droit humanitaire ne vaut que pour les cas de conflits armés internationaux4.
Or, en l’espèce, la situation en Afghanistan relève du conflit armé non-international (ci-après CANI). Les juges estiment dès lors que l’extension de la jurisprudence Hassan n’est possible que s’il existe un fondement juridique à la détention du requérant dans le cas d’un conflit armé non-international (§123).
Après avoir constaté que le DIH était muet quant à cette question lors d’un CANI, les juges se sont demandés si le silence des Conventions de Genève et de leurs protocoles équivalait à une autorisation implicite. Ils considèrent que si le droit humanitaire n’interdit pas les détentions dans le cas de CANI, cela ne signifie pas que cela vaille autorisation : « The “absence of prohibition equals authority” approach has, however, been much criticised and is considered to be outdated » (§197). Ils constatent que le DIH cherche à encadrer la pratique des parties à un conflit interne : son but est « exclusivement humanitaire et tend à assurer aux individus des garanties fondamentales en toutes circonstances. Sa mise en œuvre ne constitue donc pas une reconnaissance, même implicite, de belligérance et ne modifie pas la nature juridique des relations existant entre les parties qui s’affrontent »5. Il ne pourvoit pas de fondement légal à une détention, mais cherche à encadrer la pratique des parties sous l’empire d’un conflit armé non-international.
La Court of Appeal rejette donc l’argument d’une autorisation implicite du droit conventionnel humanitaire (§214 et s.). Et en l’absence d’une pratique concordante des États, les juges réfutent l’existence d’une norme coutumière pouvant constituer un fondement à la détention du requérant (§242 et s.).
Dès lors, puisqu’aucune norme ne fournit de base légale à la détention du requérant, celle-ci est contraire à l’article 5 CEDH.
Dans cette affaire, la détention du requérant n’aurait pu être considérée comme licite que si a) le droit britannique ou le droit afghan avait prévu un tel régime et que b) ce régime avait été compatible avec les obligations procédurales issues de l’article 5 CEDH. Les juges suggèrent d’ailleurs dans le §10 (ii) les deux voies que pourraient, selon eux, emprunter le législateur britannique afin d’éviter que ce type d’affaires ne se reproduise.
La première consisterait simplement à rendre irrecevable des demandes similaires par des ressortissants étrangers, la seconde, à prévoir un régime de détention par les forces armées dans les cas de conflits armés extraterritoriaux. On fera toutefois observer, à propos de la première approche, qu’une telle discrimination fondée sur la nationalité paraît difficilement compatible avec la CEDH et, surtout, elle ne ferait pas obstacle à une action entamée par un ressortissant britannique ou binational (on peut ainsi penser à l’hypothèse d’un Britannique parti se battre aux côtés de l’État islamique en Syrie ou en Irak).
La (non-)question des dérogations
Dans le jugement de 2014 (§153 et s.), Justice Leggatt s’attarde sur la question de l’article 15 CEDH qui prévoit la possibilité de déroger à la Convention « [e]n cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation ».
Outre l’article 15, ce mécanisme de dérogation se retrouve aux articles 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et 27 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme6, les trois articles étant par ailleurs construits de manière similaire en trois paragraphes. Le premier permet aux États qui font face à des circonstances exceptionnelles de déroger aux droits conventionnellement garantis, à l’exception d’une liste de droits indérogeables mentionnés dans le deuxième paragraphe7, sous couvert d’avoir notifié la mise en œuvre de ces clauses auprès des organes mentionnés dans le troisième paragraphe.
Si l’on pouvait deviner dans le jugement de 2014 une invitation faite au Gouvernement à actionner la procédure de dérogation pour les opérations militaires effectuées en dehors du territoire britannique, l’arrêt de 2015 élude en partie la question.
On peut y voir ici la conséquence de l’arrêt de la Cour EDH Hassan, adopté entre-temps. Dans cette affaire, la juridiction strasbourgeoise se base (de manière contestée) sur la pratique des États (règle générale d’interprétation des traités issue de l’article 31§3 b. de la Convention de Vienne de 1969) pour reconnaître que les États « n’estiment pas nécessaire de déroger à leurs obligations découlant de l’article 5 pour incarcérer des personnes sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève au cours de conflits armés internationaux [dans des États non parties à la Convention] » (§101 de l’arrêt Hassan). Mais, estime-t-elle, cette absence de dérogation n’empêche pas le juge « de tenir compte du contexte et des règles du droit international humanitaire pour interpréter et appliquer l’article 5 » (§103 de l’arrêt Hassan). Ce faisant, l’on pourrait quasiment considérer que la Cour applique implicitement (et contre le texte même de la CEDH) le mécanisme de dérogation ou, pour reprendre les mots de Nicolas Hervieu, qu’elle autorise, dans le cas des conflits armés internationaux à « déroger au mécanisme de dérogation ».
Au niveau européen, il apparaît toutefois douteux que cet arrêt Hassan règle la question des dérogations dans le cas d’affaires similaires à celle qui a donné lieu à l’arrêt Serdar Mohammed dans la mesure où la Cour ne se réfère expressément qu’aux conflits armés internationaux, ce qui n’est pas le cas du conflit afghan. En revanche, les juges de la Court of Appeal semblaient, quant à eux, disposés à admettre la transposition de la solution dégagée dans Hassan aux cas de CANI s’ils avaient pu trouver une base légale pour la détention du requérant (§1238).
Il faut remarquer que même si le Royaume-Uni avait fait jouer la clause de dérogation de l’article 15 CEDH, cela n’aurait pas forcément changé la solution retenue par les juges en l’espèce.
En effet, même sous l’empire d’une situation exceptionnelle justifiant la mise en place de dérogations, les États restent soumis à des obligations afin de garantir les droits et libertés. Leur marge de manœuvre, si elle est accrue, n’est pas absolue et les clauses de dérogation ne peuvent être analysées comme des clauses de suspension. Des principes ont ainsi été dégagés par la doctrine9, la jurisprudence10 et différents organes internationaux11 pour préciser le régime des droits lors de la mise en œuvre de ces clauses de dérogation. En ce qui concerne le problème de la détention, le Comité des droits de l’Homme remarque par exemple dans son Observation générale n°29 que « [l]es États parties ne peuvent en aucune circonstance invoquer l’article 4 du Pacte pour justifier des actes attentatoires au droit humanitaire ou aux normes impératives du droit international, par exemple une prise d’otages, des châtiments collectifs, des privations arbitraires de liberté ou l’inobservation de principes fondamentaux garantissant un procès équitable comme la présomption d’innocence. » (§11 de l’Observation n°29). De même, il affirme dans son Observation générale n°35 que : « [l]a garantie fondamentale contre la détention arbitraire n’est pas susceptible de dérogation dans la mesure où même les situations couvertes par l’article 4 ne peuvent pas justifier une privation de liberté qui n’est pas raisonnable ou nécessaire dans les circonstances » (§66 de l’Observation n°35).
Pour le dire autrement, quand bien même le Royaume-Uni avait notifié sa volonté de déroger à la Convention pour son action sur le sol irakien, cela n’aurait pu avoir pour effet que de rendre la détention du requérant légale, mais n’aurait rien changé quant au caractère arbitraire, en l’absence de garanties procédurales minimales (les juges abordent ce point à partir du §283). Le constat de violation de l’article 5 CEDH aurait donc quand même été retenu.
En guise de conclusion
Au-delà d’un intérêt purement académique pour des problèmes théoriques d’articulation entre normes domestiques et internationales et entre normes internationales elles-mêmes, l’affaire Serdar Mohammed traite de questions qui intéressent au plus haut point les États qui ont l’habitude d’intervenir militairement sur le territoire d’États tiers, non seulement dans le cadre d’un mandat onusien mais encore à l’invitation d’un État hôte, en vertu par exemple d’accords de défense. Autant dire que la France devrait se sentir concernée au premier chef et il y a fort à parier que les juristes du Ministère de la Défense français suivront de près les développements à venir devant la Supreme Court.
Pour citer ce document : Vincent Souty, « Quelques réflexions à propos de l’arrêt Serdar Mohammed vs Secretary of State [2015] EWCA Civ 843 », Fondamentaux.org, 21 août 2015 [https://fondamentaux.org/?p=623]
[2] « It is common ground before us, in the light of the decision in Smith v MoD, that, although SM was detained in Afghanistan, his detention was governed by the ECHR. We explain the territorial application of the ECHR at paragraphs 82 to 106 below. Our significant reservations in respect of the correctness of the decision extending the ECHR to the battlefield as established by the decision of the Strasbourg Court in Al-Skeini are set out at paragraphs 93 to 97. We are, however, bound by the decision of the Supreme Court in Smith v MoD which applies the decision in Al-Skeini. ».
[3] L’admission se fonde à la fois sur le droit afghan et sur la politique de détention définie par l’ISAF, sur le fondement de la résolution n°1890 du 8 octobre 2009 du Conseil de sécurité de l’ONU.
[4] « Ce ne peut être qu’en cas de conflit armé international, lorsque la faculté de prendre des prisonniers de guerre et de détenir des civils représentant une menace pour la sécurité est un attribut reconnu du droit international humanitaire, que l’article 5 peut être interprété comme permettant l’exercice de pouvoirs aussi étendus. » (§104).
[5] Commentaire du CICR du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II), §4441.
[6] À noter que ce mécanisme est en revanche absent de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981.
[7] C’est notamment sur la liste des droits indérogeables du deuxième paragraphe que les trois articles divergent.
[8] « In our view, the reasoning in Hassan can be extended to a situation of a non-international armed conflict such as that with which we are concerned only if in a non-international armed conflict international humanitarian law provides a legal basis for detention. ».
[9] Voir par exemple Richard B. Lillich, « The Paris Minimum Standards of Human Rights Norms in a State of Emergency », The American Journal of International Law, vol. 79, n°4, octobre 1985, p. 1072-1081, disponible sur : http://www.jstor.org/stable/2201848.
[10] Voir par exemple Cour IDH, 30 janvier 1987, El Hábeas Corpus Bajo Suspensión de Garantías (arts. 27.2, 25.1 y 7.6 Convención Americana sobre Derechos Humanos), opinion consultative n°OC-8/87.
[11] Voir par exemple Conseil Économique et social, Commission des droits de l’homme, Question of the human rights of persons subjected to any form of detention or imprisonment, Study of the implications for human rights of recent developments concerning situations known as states of siege or emergency, Rapport de Mme Nicole Questiaux, UN Doc. E/CN. 4/Sub. 2/1982/15, 27 juillet 1982.
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