Louis de Jaucourt – « Egalité » (article de l’Encyclopédie)
Je ne vous ferais l’insulte de revenir sur l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers), mais sachez que Louis de Jaucourt en fut l’un des principaux rédacteurs avec près de 20000 notices à son actif sur les 71818 entrées de cet ouvrage (pas toutes de la même qualité cependant…). Ce fut, dans tous les cas, grâce à lui que l’Encyclopédie put être terminée (après les deux interdictions de publication entre 1752-53 et 1759-62). L’extrait ici reproduit traite de la question de l’égalité entre les hommes, que l’auteur qualifie de « naturelle ».
Louis de Jaucourt, « Egalité naturelle », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Denis Diderot, Jean Le Rond d’Alembert (dir.), tome 5, Chez Briasson, David, Le Breton et Faulche (ed.), 1755, p.415
Egalité naturelle (Droit nat.) est celle qui est entre tous les hommes par la constitution de leur nature seulement. Cette égalité est le principe et le fondement de la liberté.
L’égalité naturelle ou morale est donc fondée sur la constitution de la nature humaine commune à tous les hommes, qui naissent, croissent, subsistent et meurent de la même manière.
Puisque la nature humaine se trouve la même dans tous les hommes, il est clair que selon le droit naturel, chacun droit estimer et traiter les autres comme autan d’êtres qui lui sont naturellement égaux, c’est-à-dire qui sont des hommes aussi bien que lui.
De ce principe de l’égalité naturelle des hommes, il résulte plusieurs conséquences. Je parcourrai les principales.
1° Il résulte de ce principe, que tous les hommes sont naturellement libres, et que la raison n’a pu les rendre dépendants que pour leur bonheur.
2° Que malgré toutes les inégalités produites dans le gouvernement politique par la différence des conditions, par la noblesse, la puissance, les richesses, etc., ceux qui sont qui sont les plus élevés au-dessus des autres, doivent traiter leurs inférieurs comme leur étant naturellement égaux, en évitant tout outrage, en n’exigeant rien au-delà de ce qu’on leur doit, et en exigeant avec humanité ce qui leur est dû le plus incontestablement.
3° Que quiconque n’a pas acquis un droit particulier, en vertu duquel il puisse exiger quelques préférences, ne doit rien prétendre plus que les autres, mais au contraire les laisser jouir également des mêmes droits qu’il s’arroge à lui-même.
4° Qu’une chose qui est de droit commun, doit être ou commune en jouissance, ou possédées alternativement, ou divisée par égales portions entre ceux qui ont le même droit, ou par compensation équitable et réglée ; ou qu’enfin si cela est impossible, on doit en remettre la décision au sort : expédient assez commode, qui ôte tout soupçon de mépris et de partialité, sans rien diminuer de l’estime des personnes auxquelles il ne se trouve pas favorable.
Enfin pour dire plus, je fonde avec le judicieux Hooker sur le principe incontestable de l’égalité naturelle tous les devoirs de charité, d’humanité, et de justice, auxquels les hommes sont obligés les uns envers les autres ; et il ne serait pas difficile de le démontrer.
Le lecteur tirera d’autres conséquences, qui naissent du principe de l’égalité naturelle des hommes. Je remarquerai seulement que c’est la violation de ce principe, qui a établi l’esclavage politique et civil. Il est arrivé de là que dans les pays soumis au pouvoir arbitraire, les princes, les courtisans, les premiers ministres, ce qui manient les finances, possèdent toutes les richesses de la nation, pendant que le reste des citoyens n’a que le nécessaire, et que la plus grande partie du peuple gémit dans la pauvreté.
Cependant qu’on ne me fasse pas le tort de supposer que par un esprit de fanatisme, j’approuvasse dans un état cette chimère de l’égalité absolue, que peut à peine enfanter une république idéale ; je ne parle ici que de l’égalité naturelle des hommes ; je connais trop la nécessité des conditions différentes, des grades, des honneurs, des distinctions, des prérogatives, des subordinations, qui doivent régner dans tous les gouvernements ; et j’ajoute même que l’égalité naturelle ou morale n’y est point opposée. Dans l’état de nature, les hommes naissent bien dans l’égalité, mais ils n’y sauraient rester ; la société la leur fait perdre, et ils ne redeviennent égaux que par les lois. Aristote rapporte que Phaléas de Chalcédoine avait imaginé une façon de rendre égales les fortunes de la république où elles ne l’étaient pas ; il voulait que les riches donnassent des dots aux pauvres, et n’en reçussent pas, et que les pauvres reçussent de l’argent pour leurs filles, et n’en donnassent pas. « Mais (comme le dit l’autre de l’esprit des lois) aucune république s’est-elle jamais accommodée d’un règlement pareil ? Il met les citoyens sous des conditions dont les différences sont si frappantes, qu’ils haïraient cette égalité même que l’on chercherait à établir, et que serait fou de vouloir introduire ».
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