Henri-Dominique Lacordaire, « Du double travail de l’homme »
Il est souvent amusant de voir des personnes citer quelques illustres auteurs en détachant totalement la citation de son contexte initial. Tel est le cas par exemple pour tous ceux qui citent la célèbre phrase de Lacordaire selon laquelle : « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit ». Combien savent qu’elle a été prononcée dans le cadre d’une diatribe contre le travail le Dimanche, ce jour réservé selon l’auteur à Dieu. Je vous invite donc à vous replonger dans ce texte, qui si l’on met de coté les éléments par trop pieux, révèle tout de même quelques passages intéressants.
Henri-Dominique Lacordaire, « Du double travail de l’homme », 52e conférence de Notre-Dame, 16 avril 1848, reproduite dans Œuvres du R. P. Henri-Dominique Lacordaire, tome IV, Paris, Poussièlgue Frères, 1872, pp. 471-495 (extraits des pages 490-494 – texte complet sur Gallica)
Les législateurs des nations ont reconnus ce besoin populaire de jouissances communes et publiques ; ils ont cherché à le satisfaire par des pompes religieuses, par des spectacles, des triomphes, des jeux, des combats. Mais au lieu d’instruire et d’élever l’homme, rien n’a servi davantage à le dégrader ; les passions les plus honteuses venaient chercher là des assouvissements applaudis. Le sang et la volupté s’y donnaient rendez-vous devant les saintes images de la patrie, et la publicité, mère de la pudeur, n’y était pour la multitude qu’une débauche de plus. C’est qu’en effet les plaisirs de la foule tournent aisément vers tous les vices. Un politique célèbre a dit : « Qui assemble le peuple l’émeut ». On pourrait dire avec non moins de vérité : qui amuse le peuple le corrompt […].
Est-ce bien la France qui méconnaît à ce point les devoirs les plus sacrés de l’homme envers l’homme ? Est-ce elle qui déchire le pacte fondamental de l’humanité, qui livre au riche l’âme et le corps du pauvre pour en user à son plaisir, qui foule aux pieds le jour de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, le jour sublime du peuple et de Dieu ? Je vous le demande, est-ce bien la France ? Ne l’excusez pas en disant qu’elle permet à chacun le libre exercice de son culte, et que nul, s’il ne le veut, n’est contraint de travailler le septième jour ; car c’est ajouter à la réalité de la servitude l’hypocrisie de l’affranchissement. Demandez à l’ouvrier s’il est libre d’abandonner le travail à l’aurore du jour qui lui commande le repos […]. Demandez à ces êtres flétris qui peuplent les cités de l’industrie, s’ils sont libres de sauver leur âme en soulageant leur corps. Demandez aux innombrables victimes de la cupidité d’un maître, s’ils sont libres de devenir meilleurs, et si le gouffre d’un travail sans réparation physique ni morale ne les dévore pas vivants […]. Non, Messieurs, la liberté de conscience n’est ici que le voile de l’oppression ; elle couvre d’un manteau d’or les lâches épaules de la plus vile des tyrannies, la tyrannie qui abuse des sueurs de l’homme par cupidité et par impiété […].
Sachent donc ceux qui l’ignorent, sachent les ennemis de Dieu et du genre humain, quelque nom qu’ils prennent, qu’entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit. Le droit est l’épée des grands, le devoir est le bouclier des petits.
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